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Spidy, Tartiflette & Compagnie

6 avril 2016

Mardi 25 juin 2013

(retranscription diverses notes antérieures au 25 juin)

Mercredi 5 juin 2013

 
Voilà plusieurs semaines que j'hésite entre consulter un psy ou griffonner mes états d'âme dans ce cahier, suite à la lecture d'un article dans un magazine féminin. Article qui vantait les mérites de la thérapie par l'écriture pour surmonter la perte d'un être cher.

 Zoé... Je m'en souviens comme si c'était hier.

 Elle nous a quitté le 13 avril. Un samedi matin. Percutée de plein fouet par un camion. Accident ou suicide? Depuis sa disparition, elle me rend régulièrement visite dans mon cauchemar récurent. Elle qui me détestait de son vivant. Pour quelle raison? Je ne m'en plains pas, bien au contraire.

 Lundi matin elle n'était pas venue travailler. Mme Ménard n'avait parlé que de son absence pendant la pause. Elle avait téléphoné chez Zoé à plusieurs reprises, sans succès. Mme Blondeau aussi était nerveuse, car cela ne lui ressemblait pas de manquer une journée de boulot. M. Ménard, agacé par leurs bavardages, avait fini par perdre patience et avait suggéré à son épouse de rendre visite à la petite en début de soirée. N'y tenant plus, Mme Ménard y était allée pendant sa pause déjeuner.

 Vers quatorze heures, je l'avais croisée dans les étages. Elle sortait des WC, les yeux rougis. Elle me raconta sa visite chez Zoé, les deux voitures de police, la voisine totalement exaltée qui lui avait raconté que Zoé s'était jetée sous un camion qui roulait à vive allure sur l'autoroute samedi matin et que la police venait de découvrir qu'elle vivait dans cet immeuble.
- Jamais notre Zoé n'aurait fait une telle chose, m'avait dit Mme Ménard en larmes. Je sais que vous ne la connaissiez pas vraiment, M. Fontaine. Mais croyez-moi, je sais que j'ai raison…
- Je vous crois, Mme Ménard, avais-je répondu le souffle coupé.
- Cette horrible femme, si vous saviez tout ce qu'elle m'a raconté… avait-elle ajouté avant de se précipiter à nouveau aux WC. J’étais resté planté là, en état de choc, ne voulant pas croire ce que je venais d'entendre. Puis j’étais sorti de ma torpeur et j'avais regagné mon bureau. Après une heure passée à me morfondre, j’étais rentré chez moi.

 Dans la soirée, ils avaient évoqué cette histoire aux infos locales. J’avais vu une femme d'une soixantaine d'années se faire interviewer. Elle se tenait debout face à la caméra, devant l'immeuble de Zoé, et avait pointé son doigt en direction d'un appartement situé dans les étages. Elle avait parlé de cette "pauvre Mlle Bourdon", qui avait l'air toujours si triste, et de son abominable chat. N'en supportant plus davantage, j'avais éteint la TV avant de jeter la télécommande contre le mur.

 Le lendemain matin, à la première heure, je m’étais rendu dans le bureau de Mme Ménard pour lui dire que j'avais entendu parler du chat de Zoé, la veille aux infos.
- Et maintenant, tu es là, Tartiflette, dis-je en levant les yeux de mon calepin.

 Fidèle à elle-même, la siamoise venait de pointer le bout de son nez tandis que j'écrivais. Assise devant moi, elle attend que je déguerpisse de mon fauteuil pour venir s'y installer.
- Encore une minute, Tartiflette. Je finis mon café.

Vendredi 7 juin 2013

 

Je me suis levé à 6h30, de très bonne humeur après une nuit complète de sommeil. Et surtout la visite de Zoé. En ce qui concerne les rêves de Sarah, j'ai décidé de ne plus me prendre la tête et d’éviter de la dévorer des yeux, suite à son pétage de plomb lundi matin. Pendant la pause je l'aurais, selon ses dires, fixée intensément.

N'importe quoi.

A la vérité, j’étais totalement perdu dans mes pensées, incapable d’oublier la présence de Zoé dans mon cauchemar. Mon regard était sans doute scotché sur elle à ce moment-là.

Donc, à 10h30, je boitais dans le couloir en direction de mon bureau quand elle m’a sauté dessus sans crier gare.
- Monsieur Fontaine?
Elle paraissait hors d’elle. Je l’ai regardée, stupéfait.
- Monsieur Fontaine… pourrais-je savoir pourquoi vous me dévorez des yeux tous les matins?
Je la dévorais des yeux, moi? N’était-ce pas un peu exagéré?
Quoique…
Il est vrai que tous ces rêves étranges me mettent le cerveau sans dessus dessous. Naïvement, je n’avais pas envisagé que mon comportement déplacé aurait pu avoir ce genre d’impact, à savoir qu’elle viendrait m’aborder dans toute sa fureur. J’étais sur le point de lui donner la raison de ma conduite inqualifiable et de lui présenter mes excuses, quand PYF s’est porté (malgré lui) à mon secours dans une vaine tentative (encore une!) de l’inviter à sortir.

 Pauvre PYF! Peut-être devrait-il se contenter de fréquenter la tranche 20-30 ans…

 Devrais-je prendre mes pauses dans une autre salle? Zoé n’étant plus là, c’est vrai que je n’ai plus aucune raison valable de me rendre dans celle-ci jour après jour.

 07h20 / J'ai quitté mon bureau satisfait de ma journée et impatient de revoir Zoé cette nuit. Est-ce malsain de vivre ainsi? Ne devrais-je pas tourner la page et rencontrer  une personne en chair et en os? Quand Zoé était vivante, je ne pouvais m'y résoudre.

Mais maintenant…

Après avoir franchi la porte principale, je me suis arrêté un instant pour humer l’air chaud de cette fin d’après-mid. Sarah attendait sur le parking. Qui attendait-elle ainsi? Ce n’est tout de même pas elle, la nouvelle lubie de PYF? me demandai-je incrédule au moment où le principal intéressé passait justement devant moi au volant de sa décapotable. J’ai attendu un instant pour confirmer mes doutes. Allait-il s'arrêter à sa hauteur? Non, il a poursuivi sa route.

 Tandis que je marchais vers Sarah en regardant où je mettais les pieds, je me dis que j'avais vraiment de drôles d'idées qui me passaient par la tête quelquefois. C'est alors que j’ai entendu un crissement de pneus, suivi d’un claquement de portière. J’ai relevé la tête. Devant moi, BT aboyait sur une jeune femme qui venait de sortir de sa voiture de sport. Après l’avoir remis rapidement à sa place, elle a couru vers Sarah pour se jeter dans ses bras.

 J'étais stupéfait. Jamais je n'aurais imaginé que Sarah…

 Mais quelqu'un venait de s'immobiliser à mes côtés. C'était Mme Ménard en état de choc. Je lui ai demandé si elle se sentait bien. Elle m’a regardé, sidérée, avant de quitter le parking presque au pas de course.

 Pauvre Mme Ménard. Elle qui nourrissait de si grands espoirs pour Sarah et moi depuis que j'avais commis l'erreur de lui dévoiler, l'autre jour, mes rêves la concernant devant la machine à café. Exaltée, elle s’était mise tout de suite à raconter un tas d'inepties aux sujets de signes et de rêves prémonitoires. Selon elle, Sarah était LA Femme de ma vie et il n'y avait aucun doute à ce sujet. Me rendant compte beaucoup trop tard de ma bévue, je l’avais priée instamment de ne pas relater cette histoire à la principale intéressée. Elle m’avait juré de garder le secret.

 Le côté positif de la chose, c'est qu'à présent elle ne m'ennuiera plus avec ses théories de rêves prémonitoires.

 S’ensuivit une vague de tristesse. Je suis passé devant elles, tête baissée. Les voir ainsi m’a fait prendre conscience que jamais je ne pourrais vivre une telle relation avec Zoé.

 Pourquoi ne l’avais-je jamais invitée? J’aurais dû le faire. J’aurais dû lui avouer mes sentiments pendant qu’il était encore possible de le faire. Même si je sais pertinemment qu’elle m’aurait éconduit. La conversation entre Zoé et Mme Ménard, entendue par mégarde environ 3 mois après l'épisode de cette foutue assiette, m'est revenue en pleine face.

 Ce jour-là, j’avais décidé de prendre mon courage à deux mains et de l’inviter un soir après le boulot. A l'endroit qui lui plairait. Je savais qu’avant de rentrer chez elle, vers dix-sept heures, elle faisait une halte en salle de pause pour vider le lave-vaisselle. Je décidai donc de m’y rendre à ce moment-là. Je pris l’ascenseur pour monter à son étage, le cœur battant. En m’avançant dans le couloir, j’entendis la voix de Zoé. La porte de la salle de pause était entre-ouverte. Par l’entrebâillement, j’aperçus le dos de Mme Ménard. Zoé, sur la pointe des pieds, rangeait les tasses dans le placard au-dessus du lave-vaisselle, à demi cachée par Mme Ménard.

- … si tu le dis, Francine. Il n’empêche que je me souviens encore de la façon dont il m’a traitée, quand j’avais voulu l’aider à ramasser les morceaux de sa foutue assiette. Et tu n’étais pas là quand il a balancé son dossier sur le bureau de sa secrétaire. Il s’en est fallu de peu qu’elle se le prenne en pleine tronche, sans exagérer…
Mme Ménard se poussa légèrement de côté pour la laisser passer.
- Oui, c’est vrai que toi, tu n’as jamais tendance à en rajouter une couche.
Zoé se tourna vers elle et lui tira la langue.
- Peut-être bien que j’en fais un peu trop quelquefois, mais en ce qui concerne Fontaine, je sais que j’ai raison. C’est un type arrogant, qui prend tout le monde de haut avec sa panoplie de diplômes. Et moi, je ne veux plus rien avoir à faire avec ce genre de type. J’ai déjà donné avec l’autre con d’informaticien, là… ajouta-t-elle énervée en jetant une assiette dans le lave-vaisselle. Non, Francine, je t’assure. Même si c’était le dernier mec sur terre, je n’en voudrais pour rien au monde!

Oui, c’était clair que si je l’avais abordée par la suite, elle m’aurait envoyé sur les roses. Mais j'aurais dû essayer. Et insister. Lui montrer qu'elle avait tort à mon sujet.

Y a-t-il un sens caché au fait que je rêve de Zoé depuis son décès?

 22h10 / J'attends impatiemment la prochaine visite de Zoé et le départ de Sarah (je fais référence aux rêves, bien entendu). 

 

Mercredi 19 juin 2013


Sarah définitivement sortie de mes rêves. Remplacée par mon père...

 

Mardi 25 juin 2013

 
Aujourd'hui c'est la Saint Prosper... étrange... 

Après vérification sur internet, il existe bel et bien. Connu pour ses écrits. Devenu le secrétaire du Pape Léon 1er. Etc. Autant pour moi. Noter de penser à me cultiver pendant mes prochaines vacances.

Moral au beau fixe, malgré réveil en sursaut vers 2h15. Depuis 2 semaines, Zoé n'a pas manqué une seule visite. Les rêves de Sarah ont cessé. Mon père n'est plus réapparu.

 Mon rêve de cette nuit était différent. Il m'a fallu un moment pour mettre le doigt sur ce qui avait changé, mais j'ai fini par comprendre. J'étais déprogrammé. Je suis toujours incapable d'ouvrir les yeux, chaque tentative me procurant une douleur intense, une sorte de brûlure. Et cette sensation d'être pourchassé... Non, pas une sensation, une certitude. Par qui et pour quelle raison? La première fois que j'ai percuté Zoé, j'étais certain que cette chose avait enfin réussi à m'attraper depuis toutes ces années. Quand cette femme (que j'ignorais alors être Zoé) avait pris mes mains dans les siennes et qu'elle s'était mise à parler pour me rassurer, j'avais d'abord pensé à un piège. Qui était-elle? Comment connaissait-elle mon nom? D'où sortait-elle après toutes ces années? En me conduisant vers la sortie, je l'avais heurtée et ses cheveux avaient alors frôlé mon visage. Son odeur... Cette odeur que je reconnaîtrais entre mille... l'odeur de Zoé.

 Pour en revenir au rêve de cette nuit... Au lieu de chercher la sortie tel un pantin, j'avais patiemment attendu sa venue devant le mur. Je savais qu'elle viendrait. Quand j'avais senti sa présence à mes côtés, je lui avais tendu la main. Et...

 Et j'avais tenté de l'embrasser juste avant qu'elle disparaisse!

 Quel idiot! Heureusement que ce n'était qu'un rêve.

 Sa disparition... Etait-ce un hasard ou l'avait-elle décidée?

 Pourquoi ces changements? Est-ce lié au fait que je m'acclimate à sa présence? Pourquoi vient-elle m'aider? L'oblige-t-on à venir? Qui?

 Je sais qu'elle me déteste. Jamais elle ne viendrait de son plein gré.

 Avant ses visites, je n'étais jamais parvenu à m'enfuir. Mon cauchemar suivait toujours le même schéma. Je me retrouvais agrippé au mur, en tentant désespérément de trouver une sortie. Mon poursuivant surgissait dans mon dos. Je sentais son souffle sur ma nuque et j'avais alors la certitude que mon heure était venue. Puis, juste avant qu'il ne parvienne à mettre son dessein à exécution, je me réveillais dans mon lit.

 Mais au fur et à mesure des apparitions de Zoé, je sens la peur reculer. Mon assassin est toujours tapi là, quelque part. J'en mettrais ma main au feu. Mais la présence de Zoé l'empêche de s'approcher de moi.

Pourquoi est-ce que je me prends autant la tête pour des rêves? J’ai l’impression qu’ils sont devenus toute ma vie.

Je devrais me trouver un hobby à l’extérieur de mon appartement.

 

 

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3 avril 2016

Chapitre 9

         Couchée sur le dos et bercée délicatement, j'entendais une voix familière qui scandait mon nom quand tout à coup ma tête fut soudain sur le point d'exploser.
         Cette scène, je l'avais déjà jouée. Ou alors l'avais-je rêvée?
         J'ouvris les yeux et reconnus tout de suite mon environnement, ce qui me rassura. Je me trouvais sur mon lit, incapable de me souvenir de quoi que ce soit. J'essayai de me relever sur un coude, mais dus abandonner la manœuvre car la pièce se mit à tournoyer.
         - Restez tranquille, Zoé, me conseilla Hugo. Vous avez perdu connaissance pendant que vous étiez connectée avec monsieur Fontaine. Cela fait environ deux jours que je vous ai trouvée au pied de votre lit, inanimée.
         - Que s'est-il passé? bafouillai-je avec peine. Je n'arrive plus à me souvenir… des marionnettes… des centaines de marionnettes partout sur les murs…
         - Tout va bien, Zoé. Restez tranquille. Fermez les yeux et reposez-vous… Tout se remettra en place d'ici peu.
         Je suivis son conseil. Après un temps qui me parut interminable, ma migraine s'estompa et je pus me remémorer ce qui s'était passé.
         Fontaine…
         - Hugo? dis-je affolée.
         Il prit ma main.
         - Oui, je suis là, murmura-t-il doucement.
         - Hugo… J'ai fait une connerie… avec Fontaine…
         - De quoi parlez-vous, Zoé?
         - A cause de moi, il est encore plus mal en point qu'avant votre départ, dis-je tristement. Je vous avais pourtant bien averti que j'étais incapable de m'occuper de qui que ce soi, ajoutai-je en me mouchant dans la manche de ma blouse. Et maintenant, à cause de moi, il est malheureux comme les pierres.
         - Zoé… Zoé! Regardez-moi, m'ordonna-t-il en me broyant la main. De grâce, calmez-vous et expliquez moi ce qui vous met dans un état pareil.
         Alors je me mis à raconter à Hugo tout ce que j'avais fabriqué durant son absence, sans omettre le moindre détail. Au point où j'en étais, pourquoi lui cacher la vérité? Je lui parlai de mon super plan pour réunir Fontaine et Sarah. Je me levai pour lui montrer mes fiches, mes dessins, mon tableau de conversion "temps terrestre/temps au-delà". Et je lui avouai également que j'avais abandonné Fontaine à son sort une fois, dans l'un de ses cauchemars.
         Après avoir terminé, je fixai honteusement le sol, assise sur le lit, en attendant la sentence d'Hugo. Un silence pesant avait envahi la pièce. C'est sûr, ça va être ma fête, pensai-je en tremblant comme Mamie Henriette à la fin de ses jours.
         Puis Hugo se manifesta.
         - Quelle idée étrange que celle de vouloir unir deux individus, dit-il calmement.
         - Eh bien… je pensais que… si il tombait amoureux, il serait heureux… sanglotai-je de plus belle. Je croyais bien faire…
         - Je comprends bien, Zoé. Mais ce n'est malheureusement pas aussi simple. Vous ne pouvez pas contrôler les sentiments d'autrui. Ce n'est pas à vous de choisir la compagne de monsieur Fontaine. Et même si vous étiez parvenue à les réunir, cela n'aurait durer qu'un temps. Il aurait été heureux au début, certes, mais ensuite ses vieux démons auraient refait surface.
         Hugo vint s’asseoir à mes côtés.
         - Avant toute chose, monsieur Fontaine doit se débarrasser de la colère qui le ronge. C'est un travail que lui seul peut accomplir et c'est sur cet objectif que vous devez vous concentrer, Zoé.
         - Mais il n'arrêtait pas de la contempler. Et il était plus heureux ces derniers temps. J'en suis certaine, je l'ai bien senti.
         - Il la contemplait… Peut-être était-il simplement intrigué par Sarah car il ne comprenait pas la raison de ses rêves quotidiens la concernant? dit-il amusé. Quand au fait qu'il était plus joyeux… Les gens mélancoliques aussi connaissent des accalmies et se sentent bien de temps à autre. Et heureusement, d'ailleurs. Sinon, un bon pourcentage de l'espèce humaine finirait comme vous, sous un camion, railla-t-il en se penchant vers moi.
         - C'était un accident! affirmai-je sur la défensive.
         - Calmez-vous, je suis au courant. Je voulais juste vous taquiner.
         Pour la forme, je montrai les dents et grognai:
         - Alors sachez, Hugo, qu'il y a des sujets dont il ne faut absolument pas plaisanter avec les humains.
         Je lui souris pour lui montrer que je le titillais à mon tour. Et le souvenir de Fontaine me revint en pleine face comme un boomerang.
         Je baissai la tête.
         - J'ai mis un sacré foutoir dans les pensées déjà pas très nettes de Fontaine, dis-je tristement.
         - C'est le moins que l'on puisse dire. Mais ne soyez pas trop dure envers vous-même, Zoé. Monsieur Fontaine s'en remettra très vite. Il ne ressentait aucun sentiment pour Sarah. Et tout le monde commet des erreurs.
         - Même vous?
         - Oui Zoé, même moi, répondit-il évasivement.
         Je demandai timidement.
         - C'est pour cette raison que vous vous êtes absenté? Pour réparer une de vos erreurs?
         - En quelque sorte…
         - Mais vous n'allez plus m'abandonner, hein? ajoutai-je angoissée.
         Il me sourit.
         - Non, rassurez-vous. A présent, je resterai près de vous jusqu'à ce que vous sachiez vous débrouiller toute seule. Je devrai néanmoins m'absenter régulièrement, mais je viendrai ponctuellement prendre de vos nouvelles. Cependant, que cela ne vous empêche pas de continuer votre travail durant mes absences. On est d'accord?
         - On est d'accord.
         - Bien.
         Il se leva et se dirigea vers la commode. Il farfouilla ensuite dans mon tas de feuilles.
         - Pour en revenir à votre tableau de conversion… commença-t-il en le saisissant, je suis très fier de vous, Zoé. Bon nombre de vos prédécesseurs ont mis plus de temps que vous pour y arriver. Certains n'y ont même jamais pensé… soupira-t-il.
         Je le regardai, bouche-bée.
         - Et pour répondre à votre question "existe-t-il un appareil pour vous permettre d'évaluer le temps sur terre?", la réponse est : oui!
         Je le regardai encore plus bouche-bée. Puis je fermai la bouche et me levai tout de go, prête à lui bondir dessus pour lui aboyer quelques injures de mon crû. Ayant deviné mes intentions, il se redressa et pointa dans ma direction un doigt signifiant "Assis!"
         Sans avoir proféré le moindre son, je retombai assise sur mon lit comme l'une des marionnettes de Fontaine.
         Il reprit.
         - Avant que vous vous mettiez dans tous vos états, laissez-moi vous donner quelques explications.
         Il ouvrit le tiroir de la commode, celui qui contenait le dossier de Fontaine, et en sortit une sorte de petit caillou gris et brillant, qui tenait sans problème dans le creux de la main. Durant son absence, j'avais tenté à maintes reprises d'ouvrir ce fichu tiroir. Bien entendu sans succès. J'avais même essayé de le forcer avec un crayon, en pestant de ne pas avoir de coupe papier sous la main. Mais je dus rapidement me rendre à l'évidence.
         Seul Hugo avait le pouvoir d'ouvrir le tiroir magique.
         Je ronchonnai:
         - Il y a encore beaucoup de surprises du même acabit dans votre foutu tiroir?
         Il me lança un sourire espiègle.
         - A votre avis?
         Il m'expliqua ensuite, en pointant triomphalement son truc dans ma direction, que cette petite merveille de la technologie moderne au-delànienne…
         Et bien il fallait la mériter!
         (Et oui, même ici, nous n'avons rien pour rien. Je suis navrée pour tous ceux qui pensaient pouvoir se la couler douce, après leur trépas, dans un quelconque Paradis.)
         Pour mériter le caillou, donc, il fallait tout bonnement avoir inventé un système permettant d'évaluer le temps sur terre. Pas besoin que le système fasse ses preuves. Y penser et essayer de le mettre en pratique suffisait. 
         Le fonctionnement du bidule était on ne peu plus simple. Il suffisait de le serrer dans sa main en pensant très fort à l'heure terrestre que l'on souhaitait atteindre. Cent quatre-vingts secondes avant l'heure dite, l'engin émettait un sifflement et affichait le compte à rebours. Nous avions alors trois minutes pour regagner notre poste. Cela peut sembler insuffisant, mais les distances à parcourir ici sont très courtes. Sans compter que nous pouvons nous déplacer plus rapidement que sur terre. Même si, comme moi, nous ne possédons aucune aptitude sportive.
         Cet objet était un cadeau du Ciel, si je puis dire. Il le tendit dans ma direction, tout en faisant mine de reculer vers la porte au cas où je lui sauterais dessus pour lui arracher les yeux. Le tout, bien entendu, en souriant de toute ses dents.
         Se moquait-il de moi?
         J'émis un grognement. Puis je me saisis du caillou et lui souris. Comment aurais-je pu en vouloir à ce bon gros nounours d'Hugo?
         - Merci Hugo. Et il a un nom, votre machin-truc?
         - Nous l’appelons le siffleur.
         - Le siffleur? C’est nul comme nom. Vous auriez pu trouver mieux. Sans compter que ce nom n’a absolument rien à voir avec sa fonction.
         - Il siffle, non? Alors nous l’avons appelé le siffleur.
         Il leva les yeux au plafond.
         - Pourquoi toujours tout compliquer, Zoé?
         - Pour simplifier, comme vous dites, vous auriez pu l’appeler le compteur… Ce nom aurait été un peu mieux approprié, non?
         Il soupira et quitta la pièce.

         Après son départ, je restai assise un moment et fixai son siffleur dans le creux de ma main. Afin de me racheter vis-à-vis de Fontaine, j'avais pris la décision de l'aider à affronter son cauchemar récurrent du mur à chaque fois qu'il serait emprisonné dedans. A l'aide de mon tableau de conversion, j'avais réalisé qu'il le faisait toujours aux environs de deux heures du matin. Pour étrenner mon nouveau joujou, je décidai donc de le programmer à cette heure-là.
         Et ce fut ainsi que s'écoulèrent de nombreuses heures. J'avais l'impression d'être plongée dans "Un Jour sans Fin", ce film avec Andie MacDowell et Bill Murray dans lequel Bill se réveille tous les matins le jour de la marmotte. A la différence que lui évoluait et que moi je n'avançais pas d'un pouce.
         Toujours la même scène… le même mur… la même fin.
         Une nuit, pour changer, je m'étais aventurée à nouveau dans son sommeil sans rêve, celui que je squattais pour lui balancer des images de Sarah. J'avais imaginé que ce serait une bonne idée de lui dire tout de go de pardonner à son père, comme ça, sans fioriture, pour en finir une fois pour toute avec cette histoire. Je ne vous raconte pas la journée qu'il a passée ensuite. Je ne l'avais jamais vu aussi nerveux, même de mon vivant. Lui qui ne perdait jamais son calme avait envoyé cette pauvre Anne sur les roses parce qu'elle lui avait demandé innocemment comment il se portait, en mettant sa tasse dans le lave-vaisselle. Elle en était toute retournée.
         Et moi aussi.
         Alors je décidai d'abdiquer.
         Pour me ressourcer, je sortais régulièrement à l'air libre. J'avais trouvé une place confortable sous L'Arbre qui n'avait pas été fichu de me cacher aux yeux de Juda et à qui j'avais fini par pardonner son manque d'efficacité.
         Ce jour-là, un jour comme tant d'autre, je m'escrimais à reproduire une gerbe de marguerites. Penchée sur mon bloc de papier, je mettais enfin la touche finale à un pétale, quand je fus agressée par une voix aigüe et infantile.
         - Salut! Tu fais quoi?
         Ma main ripa et un vilain trait noir apparu sur mes jolies marguerites que j'avais mis un temps fou à peaufiner. Je levai vers elle mon regard assassin sans ouvrir la bouche. En face de moi se trouvait une fillette d'une dizaine d'année, tout sourire, totalement inconsciente du tsunami qui allait l'emporter.
         - Ça va pas la tête de surgir derrière les gens comme ça? hurlai-je comme une hystérique.
         Je lui collai mon ex-chef d’œuvre sous les yeux et je beuglai de plus belle.
         - Regarde ce que tu as fait!
         Les quelques quidams présents aux alentours s'arrêtèrent pour me dévisager. La fillette n'avait pas bronché et m'examinait comme si j'étais une bête curieuse. Je soufflais comme un taureau prêt à embrocher le toréador.
         - Tu fais quoi? répéta-t-elle les bras croisés dans son dos.
         Je la fixai, incrédule. Ma parole, elle était suicidaire ou quoi? Et tout à coup, sans savoir pourquoi, j'éclatai en sanglots. C'en était trop. Mon récent décès. Ma mission "Fontaine + Sarah = amoureux pour la vie" avortée. Mes heures passées dans le cauchemar de Fontaine à perdre mon temps. Et puis maintenant ça. Mes belles marguerites qui ne ressemblaient plus à rien. Tout était à refaire.
         - Pourquoi tu pleures? demanda-t-elle toujours aussi impassible.
         Je me relevai péniblement pour regagner ma chambre.
         - Ça… ne te… regarde… pas...
         La fillette n'avait toujours pas esquissé le moindre mouvement pendant que je parvenais enfin à me redresser. Alors elle déplia lentement ses bras, tendit une main vers mon dessin et posa délicatement sa paume sur celui-ci. Une faible lueur éclaira la feuille de papier. Quand elle retira sa main, après quelques secondes, le trait avait disparu.
         - Voilà. Maintenant c'est réparé, affirma-t-elle en recroisant ses bras derrière le dos, son regard rivé au mien.
         Je contemplai mon dessin, ahurie.
         - Oui, c'est réparé. Comment fais-tu ça? ajoutai-je en la considérant.
         Elle haussa les épaules.
         - Je ne sais pas. Je l'ai toujours fait. Tu n'es plus triste, maintenant, hein?
         Je lui souris.
         - Non, maintenant je ne suis plus triste.
         Une fille d'une vingtaine d'années accourait dans notre direction en coupant à travers champs.
         - Camille! Où étais-tu encore passée?
         Camille leva les yeux vers moi pendant que la demoiselle arrivait à notre hauteur. Elle soupira.
         - Je vais encore me faire disputer.
         La demoiselle se trouvait maintenant en face de moi et haletait bruyamment.
         - Qui êtes-vous? s'enquit-elle dans un souffle.
         Je lui tendis la main.
         - Je m'appelle Zoé et je...
         Totalement remise de sa course, elle m'ignora et se tourna vers la fillette.
         - Camille! Combien de fois t'ai-je dit de ne pas t'en aller sans me demander la permission?
         - Cent dix-sept fois, répondit Camille bien droite, comme si elle récitait une leçon.
         J’étais sur le cul. La demoiselle ne paraissait pas le moins du monde surprise.
         - Cent dix-sept fois, vraiment? Et dis-moi… Que n’as-tu donc pas encore compris, au bout de tout ce temps, quand je te dis: "Camille, tu dois me demander la permission avant d'aller t'amuser dehors?" Je t'écoute, ajouta-t-elle les bras croisés en tambourinant du pied.
         Pas commode, la fille au pair, pensai-je.
         - Rien! répondit Camille en riant aux éclats, avant de s'enfuir au pas de course dans la direction que venait d'emprunter sa nounou.
         - Camille! Reviens ici immédiatement! Cette discussion est loin d'être terminée, cria la demoiselle avant de s’élancer à sa poursuite.
         J'espérais sincèrement que Camille n'aurait pas trop d'ennuis. Mais mon petit doigt me disait qu'elle était habituée à ce genre de situation. Et qu'elle devait même un peu les provoquer à l'occasion. Mon siffleur émit son bruit strident et je me rendis rapidement dans ma chambre.
         Le pouvoir de Camille pourrait-il guérir Fontaine, si je l'embarquais avec moi dans son cauchemar?
         Au fait, quelqu'un pouvait-il m'accompagner dans les pensées de Fontaine à part Hugo?

         Fontaine attendait au pied du mur, les yeux fermés. En débarquant, j'eus la sensation que quelque chose avait changé… Je tournai la tête dans tous les sens, à l'affût du moindre bruit suspect.
         Rien.
         J'examinai de nouveau Fontaine. Je restai sur mes gardes et m'approchai lentement de lui. Il reconnu mon pas et me sourit. Il n'avait pas peur, voilà ce qui avait changé. Fontaine était serein. Avait-il vaincu la chose qui le poursuivait jusqu'à présent? Comment?
         Quand je parvins à sa hauteur, il me tendit la main. Je la pris dans la mienne et nous nous dirigeâmes vers la sortie. Il se tenait toujours au mur pour avancer, malgré ma présence, et il n'essaya pas d'ouvrir les yeux. Il entrouvrit la bouche pour me parler. Mais, comme d’habitude, aucun son n'en sortit. Pourquoi ne pouvait-il ni voir ni parler? Si au moins j'avais un ordi, je pourrais aller surfer sur le net pour trouver des renseignements à ce sujet. On trouve tout, sur internet, non? soupirai-je agacée. Fontaine sentit mon irritation et tourna la tête vers moi. Je le rassurai en lui avouant la raison de mon agacement. Il s'apaisa et serra ma main plus fort. Nous nous trouvions maintenant devant la porte. Fontaine ne se décidait pas à la franchir et je lui dis doucement qu'il devait s'en aller.
         Alors il pencha lentement son visage près du mien… 

5 janvier 2016

Nicolas, mon sauveur!

Un GRAND merci à Nicolas, qui m'a apporté son aide pour me permettre de continuer à poster mes chapitres sur mon blog.

:)

Pour Nico, hip hip hourra !!!!!!....

1 janvier 2016

Chapitre 8

         Et pourtant, cette nouvelle journée avait bien commencé. J'étais d'humeur agréable. Mon travail me donnait entière satisfaction. Pendant ma balade, je n'avais pas croisé Juda. Enfin réconciliée avec le dessin, mes ébauches de végétation s'amélioraient visiblement. Le portrait de Sarah, que j'avais retravaillé à maintes reprises, la représentait assez fidèlement. Je venais même d'entamer celui de Fontaine.
         Fontaine…
         D'accord, il n'avait toujours pas invité Sarah à prendre un verre. Mais je sentais qu'il pensait de plus en plus à elle. Au boulot, devant son tas de lettres à signer. Chez lui dans la soirée, quand il regardait paisiblement Tartiflette manger ses croquettes. Le temps qu'il pouvait passer à fixer ce stupide animal m'hallucinait. Peut-être imaginait-il un moyen de s'en débarrasser sans éveiller les soupçons de Francine? Il me faudrait surveiller cela de plus près. L'assassinat de cette "brave Tartiflette", pour citer Hugo, risquerait fort de lui déplaire. Et puis, ce serait mauvais pour mon karma si Fontaine commettait un meurtre sous ma surveillance.
         Même celui d'un chat.
         Pour en revenir à ce que je disais, je sentais que Fontaine… comment dire… avait l'esprit ailleurs depuis quelque temps. Il me semblait ressentir, quand je squattais son esprit, ce que l'on ressent lorsque l'on commence à tomber amoureux. Une sorte de bien-être venu dont ne sait où. Je voyais son sourire béat se refléter sur l'écran de son ordinateur (et ça, mes amis, c'est un signe qui ne trompe pas!). Sa mélancolie légendaire avait lâché du terrain. Bien sûr, je ne pouvais pas savoir si Sarah en était précisément la raison. Mais mon instinct me disait que j'étais dans le vrai.
         En rentrant de ma promenade, ce fut donc toute fringante que je me préparais pour me connecter aux pensées de Fontaine.

         Assis à son bureau, il signait une dernière lettre. Dans le coin en bas à droite, l'horloge de son ordinateur indiquait dix-sept heures dix. J'entendis une voix masculine lui souhaiter un bon week-end et il leva les yeux dans sa direction. Bon week-end à toi aussi, Pierre-Yves, répondit Fontaine en le suivant du regard pendant que PYF quittait la pièce. Il éteignit son ordinateur et rangea son bureau avant de déposer son signataire sur celui de la secrétaire. Avant de s'en aller à son tour, il jeta un dernier coup d'œil pour s'assurer que tout était en ordre, puis il éteignit la lumière et ferma la porte. Tandis qu'il se dirigeait vers l'ascenseur, je scrutais son humeur. Elle était au beau fixe. Au bord de l'excitation, je me demandai si il avait enfin eu le courage d'inviter Sarah depuis ma dernière connexion. Serait-ce la raison de cette soudaine joie de vivre que je ne lui connaissais pas jusqu'à présent?
         Nous étions maintenant dans l'ascenseur, nos regards rivés sur la porte, attendant que les deux battants s'ouvrent pour nous libérer le passage. Aurais-je le temps d'assister à leur rencontre? pensai-je inquiète à l'idée de manquer d'énergie pour rester connectée suffisamment longtemps. Ces foutues portes s'ouvrirent enfin et nous traversâmes le hall d'entrée quasiment vide, direction la sortie. Fontaine salua deux ou trois personnes qu'il connaissait, sans s'arrêter pour engager la conversation. Le vendredi soir, chacun n'aspirait qu'à rentrer chez lui et nul ne désirait s'attarder plus que nécessaire.
         Nous venions de franchir les portes coulissantes, menant sur le parking réservé aux membres de la direction, quand nous aperçûmes Sarah. Elle attendait près d'un arbre, à quelques mètres de là, et regardait dans notre direction en souriant.
         - OUI, hurlai-je en bondissant hors de mon lit.

         - MERDE, m'écriai-je brusquement.
         Je venais d'interrompre la connexion. Je me rassis illico presto pour me reconnecter.

         Ouf!
         Fontaine et Sarah n'avaient pas bougés d'un iota. Je remerciai le Ciel que ces deux-là ne soient pas très débrouillards. Que feraient-ils sans l'aide inespérée de Tata Zoé, je vous le demande? Fontaine ne semblait pas décidé à avancer.
         Allez! Vas-y! Qu'est-ce que tu attends, bon sang? grognai-je en gigotant sur mon lit.
         Puis le miracle se produisit enfin. Il marcha en direction de Sarah. Mon cœur était sur le point d'exploser. J'allais assister au grand final. Comme dans les films. Quand les acteurs s'avancent l'un vers l'autre, après plus d'une heure trente d'hésitation, pour s'embrasser fougueusement dans une étreinte passionnée.
         C'est alors que les événements prirent une toute autre tournure.

         Tandis que Fontaine s'approchait de Sarah le regard rivé au sol pour voir où il mettait les pieds, j'entendis un crissement de pneus, suivi d'un claquement de portière. Il leva les yeux.
         Une voix masculine irritée vociféra:
         - Ça ne va pas la tête? C'est une zone limitée à vingt kilomètres heures ici!
         La conductrice du bolide aboya, sur la défensive:
         - Mêles-toi de tes affaires, vieux bourge! 
         Puis elle courut en direction de Sarah et se jeta dans ses bras, avant de lui susurrer à l’oreille un "Ça va ma chérie?".
         Fontaine stoppa net. Nous n'en crûmes pas nos yeux. Devant nous, une inconnue embrassait fougueusement notre Sarah dans une étreinte passionnée. Je sentis le rythme cardiaque de Fontaine s'accélérer gravement.
         Puis Fontaine tourna la tête et nous vîmes Francine, immobile à ses côtés. Elle était blanche comme un linge. Il lui demanda si elle se sentait bien. Sans répondre, elle quitta le parking comme si elle avait le feu aux fesses.
         Pauvre Francine.
         Je souris malgré le tragique de la situation.
         Avant de fulminer.
         - La garce! m'exclamai-je à voix haute. Elle en aime une autre. C'était quoi, ce bordel?
         Fontaine ne parvenait pas à quitter la scène des yeux. Je me concentrai de plus belle sur ses émotions, complètement paniquée à l'idée qu'il puisse faire une connerie sous le coup de l'électrochoc qu'il venait de se prendre dans les gencives. Et Hugo qui n'était toujours pas revenu. Ah… Il allait m'entendre celui-là. Quelle idée aussi de me laisser seul maître à bord alors que je venais à peine de débarquer dans leur Au-delà de mes deux.
         Je devais absolument me calmer. Quelques inspirations et expirations plus tard, j'avais repris possession de mes facultés mentales. Je me scotchai à l'esprit de Fontaine. Une immense tristesse l'avait envahi. Le bien-être qu'il ressentait tout à l'heure, en rangeant ses affaires, l'avait définitivement quitté. Il détourna enfin les yeux et continua sa route, tête baissée.
         Qu'avais-je fait? J'étais la seule responsable de tout ce gâchis. Je pris alors conscience de l'importance des conséquences qu'impliquaient mes actes. Fini, le temps de la rigolade, à vouloir contrôler Fontaine comme si il était ma marionnette. Il fallait absolument que je répare mes sottises.
         Mais comment?
         Cela faisait maintenant trop longtemps que je me trouvais dans l'esprit de Fontaine et je sentais la fatigue m'envahir peu à peu. Le bon sens aurait voulu que je m'en aille. Mais je ne pouvais pas le laisser tout seul dans cet état. Je ne voulais pas l'abandonner. Je lui devais bien ça. Alors je décidai de rester avec lui jusqu'au bout, jusqu'à ce que je perde connaissance. Et si je devais crever une deuxième fois, et bien soit. Je me fichais de mon sort comme de mon premier biberon.
         Pendant que je ruminais, Fontaine avait regagné son domicile à pied. Je ne l’aurais jamais imaginé rentrant chez lui à pied, surtout avec son infirmité. Une voiture adaptée à son handicap lui aurait facilité la vie.
         Il vivait dans un petit immeuble locatif sans prétention et sans ascenseur. Il gravit les trois étages qui le séparaient de son appartement. La porte d'entrée donnait sur un large couloir rectangulaire. A droite trônait un portemanteau, suivi d'une porte ouverte et d'une commode en bois foncé de style "Mamie Henriette". En face, une porte ouverte nous laissait entrevoir un canapé marron en vieux cuir, sur lequel dormait Tartiflette, les quatre fers en l'air. Sur notre gauche, trois portes: les deux premières fermées, la dernière ouverte. Il ôta son pardessus beige qu'il suspendit à même le crochet, ainsi que sa veste de costard qu'il déposa sur un cintre avant de l'accrocher à la patère. Il se déchaussa et rangea ses souliers sous le portemanteau. Plutôt maniaque, pensai-je à moitié dans les vapes. Il franchit la porte située entre les deux meubles et regarda en direction des gamelles de Tartiflette. Elles étaient encore à moitié pleines. Il se rendit ensuite dans la salle de bain pour nettoyer sa litière.
         Je souris.
         De mon vivant, j'effectuais le même rituel de retour chez moi. Priorité à la siamoise avant de me vautrer sur mon canapé pour oublier ma foutue journée de boulot.
         A un doigt de perdre connaissance, je fis un effort surhumain pour rester avec Fontaine. Il ouvrit l'une des portes du couloir, celle du milieu, et pénétra dans la pièce. J'eus un sursaut de conscience, juste avant de sombrer dans le coma, qui me permit de visualiser ce qu'il y avait à l'intérieur.
         Des bibliothèques en bois foncé, du même style que la commode dans l’entrée, recouvraient les quatre murs du sol au plafond. Même l'espace sous la fenêtre était aménagé avec des étagères. Au centre de la pièce se dressait un établi en bois de 3 mètres carré à vue d'œil, sur lequel était déposé des boîtes remplies de tissus, de morceau de bois, d'outils de toute sorte, de bobines de fil, et cetera. Et, sur chacune des étagères, des marionnettes étaient disposées pêle-mêle.

         Fontaine fabriquait des marionnettes en cachette.

 

14 décembre 2015

Chapitre 7

         Je refermai les portes de la commode et rapprochai la chaise. Une fois assise, je pris une feuille et un crayon pour élaborer ma stratégie. Tout en mordillant mon crayon, je me disais qu'il me faudrait pénétrer dans l'esprit de Fontaine durant son sommeil. En effet, quand il était réveillé, il me serait impossible de l'influencer d'une quelconque manière. Je devais donc suivre certaines règles si je voulais mener au mieux ma mission.
         Quelques heures plus tard, après avoir réalisé une esquisse du visage de Sarah et recouvert deux pages de mes hiéroglyphes, j'étais parvenue à rédiger une marche à suivre convenable.  

Objectifs :
    a) faire en sorte que Fontaine tombe éperdument amoureux de Sarah
    b) quand se sera chose faite, aider Fontaine à séduire Sarah

 Règles à suivre :
    1) je dois m'introduire dans l'esprit de Fontaine pendant une phase de sommeil sans rêve (il doit impérativement être cent pour cent réceptif  à mes
        suggestions)
    2) si je me connecte pendant qu'il est conscient ou qu'il nage en plein cauchemar, je dois me déconnecter sur le champ pour éviter de perdre trop
        d'énergie. Je devrai ensuite me reconnecter jusqu'à ce que je tombe dans une phase sans rêve
    3) dès que je serai parvenue dans une phase sans rêve, j'implanterai des images de Sarah en me concentrant sur le portrait d'elle que j'ai dessiné tout à
        l'heure et en murmurant son nom en boucle (et si je lui suggérais des scènes subjectives? A voir le moment venu)
    4) répéter les points précités jusqu'à complète réalisation de l'objectif a)

         En ce qui concernait le deuxième objectif, je décidai de m'y atteler plus tard. Mieux valait résoudre un problème après l'autre, sinon je risquais de me mélanger les pinceaux.
         Je relis une dernière fois mes consignes avant de m'allonger un instant pour essayer de me souvenir de détails concernant Fontaine. Des choses qu'il avait dites ou faites de mon vivant pour m'aider dans ma tâche. Mais à part cette fameuse soirée où il m'avait remise à ma place, alors que j'avais seulement voulu lui venir en aide en ramassant sa foutue assiette en morceaux et nos pauses communes, je ne voyais rien.
         Bah, tant pis, me dis-je m'asseyant sur mon lit, je verrai au jour le jour comment les choses évolueront.

          Fontaine était soucieux. Il se dirigeait vers l'ascenseur. Qu'est-ce qui le tracassait ainsi? Pourquoi ne pouvais-je pas lire dans ses pensées? Cela m'aurait facilité la vie pour lui venir en aide. Oui, je sais, ce n'est pas très moral. Mais qui s'en soucierait? Il n'en saurait jamais rien, d’ailleurs. Moi morte et lui vivant, où serait le problème, je vous le demande?
         Comme il était éveillé, et de plus dans cette banque que j'avais déjà suffisamment côtoyée quand j'y bossais, je mis fin à la liaison

         et commençai à compter lentement jusqu'à deux cents, en tambourinant du pied par terre, suite à une intuition subite. En procédant de la sorte, je pourrais avoir une vague idée du temps qui s'écoulait sur terre.
         Puis je me reconnectai.

          Fontaine se trouvait dans l'ascenseur et regardait défiler les étages. J'en déduisis que compter jusqu'à deux cents équivalait à environ trois minutes.

          Je ne pouvais vraiment pas passer tout mon temps à compter, ce serait vraiment lassant, ruminai-je en tapant à nouveau du pied. Je comptai cette fois jusqu'à deux mille, pour vérifier si ce laps de temps pouvait correspondre plus ou moins à une demi-heure, avant de me reconnecter.

          Je me retrouvai nez à museau avec Tartiflette courbée sur sa gamelle. Fontaine était en train de lui servir sa pâtée. Pouah! J'avais oublié à quel point ça puait, ce truc. Nouvelle connexion dans le vide, pensai-je agacée. Fontaine se releva, tira une chaise, s'assit et observa la siamoise ingurgiter sa pitance. N'étant nullement intéressée par la vision de cette stupide chatte en plein festin, je me débranchai.

         De retour chez moi, je me remémorai mes précédentes connexions pour remettre à plat ce que je savais.
         Dans la première, Fontaine marchait en direction de l'ascenseur. C'était celui de son étage, j'en étais certaine. J'avais reconnu les tableaux accrochés aux murs. Juste avant que je m'en aille, j'avais eu le temps de distinguer son reflet sur les portes coulissantes. Il était vêtu d'un costume sombre et d'une cravate de couleur bordeau.
         Dans la deuxième, il se trouvait dans l'ascenseur.
         Dans la troisième, il portait toujours sa cravate. Je l'avais vue pendant qu'il nourrissait Tartiflette, penché sur son écuelle. Quand il s'était assis, j'avais entre aperçu ses cuisses et le pantalon sombre. De mon vivant m'était-il arrivé de voir Fontaine deux jours de suite habillé pareillement?
         Jamais.
         Par conséquent, deux options s'offraient à moi:
              1)  les trois connexions avaient eu lieu le même jour
              2)  il s'était écoulé plusieurs jours entre les connexions
         J'avais compté jusqu'à deux mille. Ce pouvait-il que pendant ce laps de temps, plusieurs jours se soient envolés? D'accord, le temps filait plus vite sur terre, mais quand même. A ce rythme, Fontaine serait bon pour l'hospice en moins de deux. La logique voulait que mes deux connexions aient eu lieu dans la même journée. Je décidai d'opter pour la logique.
         Si je continuais dans ma réflexion en restant cohérente… Dans ma première vision, Fontaine prenait l'ascenseur pour regagner son domicile et dans la deuxième il venait d'arriver chez lui. Cela tenait la route.
         Et soudain, j'eus une nouvelle idée. Sur les ordinateurs, l'heure s'affichait en bas à droite de l'écran. Je décidai alors d'alterner des phases de connexion avec différentes périodes de comptage. Il me fallait juste tomber en début de matinée pour la première connexion. Ensuite, il me suffirait de compter jusqu'à cinquante, puis cent, deux cents et cetera… en me reconnectant à Fontaine entre chaque tranche de comptage et de noter à chaque retour dans ma chambre l'heure indiquée sur l'ordinateur. De cette manière, je pourrais plus ou moins évaluer à quelle heure vivait Fontaine durant mes connexions chez lui ou dans ses rêves.
         Je sais, vous allez certainement me dire que je ne passerai pas tous mon temps à compter, qu'il y aura des moments où je devrai m'arrêter et que je perdrai le fil. Mais l'avantage de ce système, c'est qu'à chaque fois que je me reconnecterai par la suite et atterrirai en pleine nuit ou dans une phase inutile pour remplir ma mission (voire même dans un endroit où chacun de nous préfère rester seul) je pourrai me déconnecter et compter jusqu'à ce que je pense pouvoir me reconnecter.
         CQFD.
         Oui, cela tenait bien la route.
         Toute fière de moi, je me levai pour rapprocher la chaise de mon lit. Je m'emparai ensuite d'une feuille de papier et d'un crayon que je posai sur la chaise et me mis en position "connexion".

         Je vais vous faire grâce et ne pas vous bassiner avec une description détaillée de tous mes essais qui ont suivis. Je vais juste vous dire que j’étais finalement parvenue à mes fins et que j'avais réussi à dresser un tableau de conversion "temps terrestre/temps au-delà" satisfaisant.
         Plus que satisfaisant.
         J'étais aussi fière qu'un paon qui fait la roue.
         Après tout ce travail abattu, je sortis me promener. Je n'avais reçu aucune nouvelle d'Hugo. Et je n'avais plus revu Ludivine.
         Ni Juda (mais ça, c'était une excellente chose).
         L'espace d'un instant, j'avais même pensé me rendre au douzième étage, où l'on m'avait expliqué mon travail il y avait un bail. Mais, après réflexion, je me dis qu'il valait mieux attendre le retour d'Hugo. J'espérais qu'on ne lui avait pas refilé une mission impossible, genre "aller sauver une âme en détresse en Enfer au milieu d'une bande de démons cannibales à la queue fourchue et aux longues oreilles". Pauvre Hugo. Il me manquait. Peut-être serait-il fier de moi? Même si j'avais déjà bien avancé, il restait encore un long chemin à parcourir jusqu'à ce que Fontaine tombe amoureux de Sarah. Mais j'avais bon espoir.
         Sur le chemin du retour, j'aperçus Juda. Il venait en sens inverse. Aïe aïe aïe, pensai-je épouvantée, quand on pense à Juda il sort de sa tour. Il y avait un arbre, quelques pas plus avant sur ma droite. Je réfléchis une demi-seconde avant d'aller me planquer derrière. Juda était encore loin, il ne m'avait certainement pas vue. Je pris racine au pied de mon arbre providentiel, la tête appuyée sur le tronc et priant pour qu'il ne me voie pas.
         -  Bonjour mademoiselle Bourdon, entendis-je tout à coup derrière mon dos.
         Juda venait de surgir derrière moi, tel un démon cannibale à la queue fourchue et aux longues oreilles sortant de sa boîte. Je sursautai et me cognai la tête contre ce foutu arbre.
         - Euh… bonjour monsieur Juda, bredouillai-je en massant mon front endolori.
         - Quelque chose ne va pas?
         - Non non, tout va bien, répondis-je embarrassée.
         Juda me regardait de son air "je suis certain que vous êtes en train de préparer un  mauvais coup". Suspicieux, il demanda tout de go.
         - Pourrais-je savoir ce que vous faites derrière cet arbre?
         Il ne pensait tout de même pas que j'étais en train de l'espionner? De plus en plus mal à l'aise, je bafouillai:
         - Euh… j'ai perdu un truc… dans l'herbe…
         Il me fixa droit dans les yeux, pas du tout convaincu.
         - Hum…
         Comme l’aurait fait toute personne ayant bonne conscience, je soutins son regard tant bien que mal.
         - Bien. Mademoiselle Bourdon, je vous souhaite une bonne journée, termina-t-il avant de poursuivre sa route.
         J’émis un très léger "ouf!" de soulagement. Puis, dans un élan héroïque, je me précipitai vers lui.
         - Monsieur Juda, avez-vous des nouvelles de Hugo? Il va bien?
         Il s’arrêta et se retourna.
         - Hugo se porte à merveille, mademoiselle Bourdon. Il sera bientôt de retour parmi nous. Vous le reverrez très prochainement, ajouta-t-il avant de s’éloigner à nouveau.
         Pendant quelques minutes, je fis semblant de fouiner dans l'herbe à la recherche d'un objet imaginaire, histoire de ne pas perdre ma crédibilité dans l'éventualité où Juda se retournerait pour voir ce que je fabriquais. Puis je regagnais rapidement ma chambre.
         Je m'assis à mon bureau-commode pour relire mes notes, avant de me connecter à l'esprit de Fontaine. Ma rencontre avec Juda m'avait mise de mauvaise humeur. Ce qui m'enrageait le plus, c'était de ne pas savoir pourquoi je ne l'aimais pas. Hugo avait sans doute raison, ce n'était sûrement pas un mauvais bougre. Qu’est-ce qui ne clochait pas chez moi?

         Je me retrouvais à nouveau dans le cauchemar de Fontaine. Comme la première fois, il se tenait contre le mur, les yeux fermés et complètement terrorisé. Il ne manquait plus que ça pour bien finir la journée, pensai-je exaspérée. Je ne vais tout de même pas passer mon éternité à lui prendre la main pour le sortir de son trou, non? J'attendis un moment dans mon coin, pour vérifier si effectivement quelque chose ou quelqu'un lui voulait du mal, auquel cas je me serais passé mes nerfs sur lui.
         Mais rien ne vint.
         N'étant vraiment pas d'humeur à materner, je décidai de le laisser se débrouiller tout seul et fis marche arrière.

          C'est vrai, quoi, pensai-je de retour chez moi. Il n'avait qu'à se dépatouiller tout seul. C'était bien ce qu'il faisait avant que je débarque, non? A moins que j’étais devenue son énième ange gardien? C’était peut-être ça, le fin mot de toute cette mascarade. Il avait usé tous mes prédécesseurs et pour me punir de mon "faux suicide", ils me l'avaient collé sur le dos. Il faudra vraiment que j'aie une discussion sérieuse avec Hugo, quand il se pointera à nouveau, grommelais-je tandis que je faisais les cents pas dans ma chambre.
         Pour la première fois depuis mon décès, je regrettais de ne rien avoir à me mettre sous la dent. De mon vivant, quand j'étais furax, j'engloutissais des tonnes de sucreries pour me calmer. Bien sûr, j'aurais pu sortir pour me dépenser. Mais le sport, ce n'était vraiment pas mon truc. Et, en plus, je risquais de retomber sur Juda. Comme alternative, je continuai donc à trainer des pieds autour de mon lit comme une lionne en cage, en respirant profondément comme me l'avait enseigné Ludivine pour me calmer.
         Mon humeur finit par revenir à la normale. Pendant que je me rasseyais sur mon lit, j'eus mauvaise conscience d'avoir abandonné Fontaine à son triste sort. Il fallait absolument que je sache si tout allait bien pour lui.

         J'étais plongée dans le noir. Le calme régnait. J'attendis, immobile. L'humeur de Fontaine ne variait pas d'un pouce. Etais-je dans une phase sans rêve? Je me concentrai pour m'imprégner de ses émotions.
         Il était effectivement serein.
         C'était le moment ou jamais d'implanter des images de Sarah!
         Je me concentrai de plus belle sur son visage, ses cheveux, ses yeux, sa bouche tout en murmurant son prénom. Sarah… Sarah… Sarah…
         J'étais plongée dans une sorte de transe...

         Quand je repris conscience, j'étais allongée sur le dos, en travers de mon lit. Que s'était-il passé? Je ne me souvenais pas de m'être déconnectée. Une mise en garde d'Hugo me revint en mémoire au sujet des pertes de conscience. J'en avais vécu une, mais après ma déconnexion, pas en plein dedans. Je fixais un moment le plafond, puis fermai les yeux pour faire le vide dans ma tête.
         Pendant les trois semaines qui suivirent, je pénétrai régulièrement dans l'esprit de Fontaine à différentes heures du jour et de la nuit. J'avais trouvé une bonne vitesse de croisière, alternant mes implantations de Sarah dans son sommeil et mes phases d'espionnage pendant les temps de pause à la banque. J'étais aussi tombée à deux reprises dans son cauchemar durant les dix premiers jours. Et ces fois-là, je lui avais tendu la main pour l'accompagner vers la sortie, sans encombre et sans éjection.
         Quelques jours plus tard, par acquis de conscience (mais surtout parce que je m'ennuyais), j'allais quotidiennement dans son cauchemar pour lui venir en aide. Je n'étais plus retombée dans le coma. Maintenant, je maîtrisais parfaitement la chose.
         Dans l'ensemble, mon boulot d'entremetteuse me plaisait bien. Après chacune de mes visites, je notais scrupuleusement mon ressenti, les sentiments de Fontaine, son avancée auprès de Sarah.
         Je devrais plutôt dire son inertie.
         Car Fontaine n'avançait pas d'un chouia. Il était bien sûr de plus en plus intrigué par elle, je le sentais pendant mes incursions en salle de pause. Il l'examinait intensément, troublé. Mais il ne l'avait pas encore abordée. Qu'attendait-il, cet imbécile? Il n'avait pas toute la vie… Si seulement je pouvais l'influencer pendant qu'il était réveillé.
         Pour ne rien vous cacher, j'avais tenté le coup à trois reprises. Sans résultat, bien entendu. Mis à part une migraine de tous les diables après chaque tentative. Mais du côté de Fontaine, rien de rien.
         Ce type était vraiment désespérant.

         Oui, je naviguais sur des flots paisibles jusqu'à cette fameuse fin de journée où survint LA catastrophe.

 

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24 novembre 2015

Chapitre 6

         - C'est quoi ce bordel? C'est vous qui m'avez balancée contre le mur? hurlai-je sous l'effet de la surprise, de la douleur, de la panique (et pour tout un tas d'autres raisons justifiées dont je n'arrive plus à me souvenir).
         Hugo enjamba précipitamment le lit et se précipita vers moi, l'air affolé. Je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse se déplacer aussi vite, avec toutes ses rondeurs. En le voyant si décontenancé, ma colère s'apaisa.
         - Je suis désolée de vous avoir crié dessus, Hugo, dis-je en me relevant.
         Il m’aida à m’installer sur le lit.
         - Ce n'est rien, Zoé. 
         - Que s'est-il passé? J'ai fait une connerie?
         - Vous n'avez commis aucune faute, Zoé. Monsieur Fontaine s'est subitement réveillé. C'est la raison de votre éjection. Souvenez-vous, je vous en avais parlé.
         - Ah oui, c'est vrai. Je m'en souviens vaguement… répondis-je en lissant mon pantalon et en ronchonnant intérieurement.
         Pour quelle raison cet imbécile s’était-il réveillé?
         Hugo s'assit en face de moi, sur la chaise de Ludivine. Il paraissait soucieux.
         Inquiète, je bredouillai.
         - Quelque chose ne va pas, Hugo? Est-ce que j'ai saboté ma mission?
         - Vous n'avez rien gâché du tout, Zoé. Il y aura beaucoup d'autres impondérables et vous apprendrez à vous adapter, n'ayez crainte. Le monde ne s'est pas fait en un jour… ajouta-t-il en souriant avec bonhomie.
         - Alors pourquoi paraissez-vous contrarié?
         - Cela n'a rien à voir avec vous. Malheureusement, je vais devoir m'absenter un certain temps pour résoudre un problème urgent.
         - Ah. Quelqu'un d'autre viendra me superviser? Pas Juda, j'espère, dis-je épouvantée en repensant à notre première rencontre.
         - Non, Juda ne viendra pas vous surveiller, répondit-il en riant. Pourquoi le craignez-vous tant? Il n'est pas aussi terrible que vous le pensez, Zoé. Non, personne ne viendra me remplacer. Vous devrez vous débrouiller toute seule. Tout se passera bien, ajouta-t-il en voyant ma mine déconfite.
         - Et si je devais commettre une erreur irréparable? balbutiai-je.
         - Arrêtez de vous faire du mouron. La seule conséquence que pourra engendrer une mauvaise décision de votre part sera de lui faire passer une très mauvaise journée, me rassura-t-il. A aucun moment, vous n'aurez la possibilité de mettre sa vie en danger, si c'est cela que vous craignez.
         - Alors tant mieux. Je ne voudrais pas avoir la mort de Fontaine sur la conscience, même si je ne le porte pas dans mon cœur.
         Il me sourit et me donna quelques conseils.
         - Donc, pendant mon absence, je compte sur vous pour continuer à mener à bien votre tâche avec monsieur Fontaine. Essayez de ne pas rester connectée sur de trop longues périodes. Privilégiez plutôt de courtes connexions, suivies de moments de repos. Familiarisez-vous également avec les écarts de temps entre chaque connexion. Tentez de vous relier à monsieur Fontaine quand il se trouve chez lui, afin de pouvoir mieux cerner sa personnalité. Vous pourrez ainsi mieux identifier les causes de son mal-être pour y remédier. Des questions?
         - Non, aucune.
         Il se releva et se dirigea vers la commode.
         - Bien. Par ailleurs, Zoé, je vous ai apporté ceci pour vous permettre de vous changer les idées. J'ai lu dans votre dossier que vous aimez dessiner. Est-ce exact?
         Il s'empara d'un bloc de feuilles et d'un bouquet de crayons couleurs qu'il tendit dans ma direction.
         - Euh… oui, c'est vrai. Mais ça fait une éternité que je ne dessine plus vraiment. Depuis que j'ai abandonné le rêve de devenir le prochain Magritte[1], en fait, dis-je en souriant.
         - Et bien, c'est l'occasion de renouer avec votre ancienne passion. Sans compter qu'à présent, vous disposez de tout le temps nécessaire pour réaliser votre rêve, précisa-t-il en reposant le matériel sur le meuble.
         Après m'avoir à nouveau fait ses recommandations, il me serra dans ses bras et quitta la pièce. Dès que la porte se referma derrière lui, je me retrouvai seule pour la première fois depuis mon arrivée ici. J'allai jeter un œil sur le fourbi apporté par Hugo et tripotai un instant les crayons, avant de retourner me rasseoir sur mon lit. Livrée à moi-même, je craignais d'entrer en contact avec Fontaine. Mais je n'avais pas réellement le choix. Et cela m'occuperait jusqu'au retour de Hugo. Je décidai de me reposer quelques heures avant ma prochaine connexion. Etendue sur mon lit, je me remémorais les instructions transmises par Hugo.
         Je me redressai enfin et ouvris les portes de la commode. Quelle heure pouvait-il bien être sur terre? me demandai-je en me rasseyant. Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir. 
         J'entamai donc mon processus de connexion.

         Je me retrouvais plongée dans le noir. Etais-je à nouveau dans un de ses foutus cauchemars? Je me concentrai pour essayer de percevoir les émotions de Fontaine et je ne ressentis aucune peur.
         Bien au contraire.
         Je fus imprégnée d'un grand calme. Fontaine semblait heureux.
         Soudain la lumière apparut.
         Je me tenais sous une cascade, qui se tarit après quelques secondes. Le bruit d'une porte qui glisse sur le sol se fit entendre. Le plancher commença à se mouvoir et je réalisai  que je n'étais pas dans un rêve.
         Fontaine était réveillé et sortait de sa douche.
         Il se dirigea vers une serviette de bain suspendue, la saisit et se frotta énergiquement le visage. Je fermai les yeux, histoire de repousser le haut-le-cœur qui se pointait à toute jambe. Heureusement que mon estomac n'avait rien avalé depuis des lustres, sinon… La terre cessa de tanguer et je rouvris les yeux… pour les refermer aussitôt. Merde, Fontaine se trouvait à présent en face de son miroir, nu comme un ver. Hugo aurait quand même pu me donner une montre céleste ou un truc du genre afin que je ne me connecte pas à n'importe quel moment. Encore heureux qu'il ne soit pas sur les chiottes en train de… Beurk, cette pensée me fila la nausée.
         Tout à coup j'entendis un miaulement. Je le connaissais, ce miaulement qui signifiait "Magne toi, c'est l'heure de la bouffe!". J'en déduisis que les vivants entamaient une nouvelle journée et que Fontaine n'avait pas encore rempli la gamelle de Tartiflette.
         Avec précaution, j'ouvris un œil pour voir si il avait retrouvé une allure décente. Vêtu d'un T-shirt gris et d'un pantalon de jogging de la même couleur, il n'avait pas bougé. Il fixait son reflet dans le miroir d'un air absent. Sa barbe naissante me fit penser qu'il devait être en congé. C'était la première fois que je l'examinais d'aussi près. Une tête de moins que moi, une corpulence qui faisait la moitié de la mienne, des cheveux châtain foncé ébouriffés, une cicatrice sur le front que je savais maintenant provenir de son accident de moto, des yeux gris-bleus qui lui donnaient un air éternellement triste. Francine l'avait toujours trouvé "beau garçon", comme elle disait. C'est clair qu'elle n'avait pas tort. Mais bon, le physique ne fait pas tout.
         Brusquement, il revint dans le monde réel (et moi aussi, par la même occasion) et se tourna vers Tartiflette qui n'avait pas cessé ses miaulements intempestifs. Sale bête, sifflai-je. Sur ce coup, il a été bien sympa, Fontaine. Perso, je t'aurais balancée directus à la SPA! En même temps, il en fallait des tripes pour tenir tête à Francine, souris-je. La connaissant, cela ne m'étonnerait pas qu'elle vînt rendre visite à Fontaine à l'improviste pour voir s'il s'occupait correctement de cette chatte.
         Tartiflette me fixait (ou plutôt fixait Fontaine) avec son regard bleu louchant. Elle attendait en silence, assise sur son arrière train à côté de la porte de la salle de bain, que son hôte daigne lui remplir sa gamelle de croquettes.
         Sentant poindre la fatigue, je décidais d'en rester là pour l'instant. Et d'ailleurs, j'en avais assez vu comme ça avec l'épisode de la douche.

         
         Après cette troisième connexion, je me sentais beaucoup mieux. Cette amélioration était sans doute due à ma longue expérience en la matière, ironisai-je en me levant. Je décidai de sortir m'aérer quelques heures avec mon matériel à dessin. En ouvrant la porte, je jetai un coup d'œil à mon reflet et constatai que j'avais meilleure mine qu'à mon arrivée. J'avais repris quelques couleurs, malgré mon état de trépassée. Mes cheveux avaient retrouvés leur jolie teinte rousse et mes yeux n'étaient plus encerclés des cernes résultant de mes insomnies.
         Je me baladai un peu comme j'aimais le faire de mon vivant. J'espérais rencontrer quelqu'un que je connaissais. Mes parents ou ma grand-mère. Je fis également quelques croquis de la végétation florale ambiante assise à même le sol. Mais je finis rapidement par m'ennuyer. Pour tout vous dire, je commençais à prendre goût à mes escapades dans la tête de Fontaine.
         De retour dans ma chambre, je déposai mon fourbi sur la commode en séparant mes dessins des feuilles vierges. J'inscrivis sur un morceau de papier de demander de l'adhésif à Hugo pour accrocher mes croquis au mur, afin d'égayer un peu la pièce, avant de libérer l'écran et de prendre place sur mon lit. Il y avait une question qui me taraudait et que je ne savais absolument pas comment résoudre.
         C'était le problème du temps.
         Comment parvenir à connaître précisément l'heure à laquelle vivait Fontaine sur terre pour pouvoir m'introduire dans sa tête au moment où j'avais envie d'y entrer? Il me fallait un genre de calculatrice ou de tableau pour convertir le "temps au-delà" en "temps terrestre". Mais si un tel objet existait, Hugo m'en aurait certainement donné un exemplaire, non? Ne pas oublier de lui poser la question, me dis-je en me dirigeant vers mon aide-mémoire.
         Assise sur mon lit, je pénétrai à nouveau dans l'esprit de Fontaine.

         Il se trouvait dans la salle de pause. Un certain nombre de jours s'étaient donc écoulés depuis ma dernière connexion. Fontaine se tenait debout à sa place habituelle. Une rapide plongée dans mes souvenirs me certifia que je ne l'avais jamais vu assis avec nous autour de la fameuse table ronde[2] "où nous sommes tous égaux" de BigBoss. Table autour de laquelle BigBoss n'est jamais venu s'asseoir en compagnie de nous autres simples mortels, soit dit en passant. Certains films devraient vraiment être interdits à certaines personnes, si c'est pour nous pourrir la vie avec des idées à la con, soupirai-je en levant les yeux au ciel.
         Autour de cette merveille en matière d'ébénisterie campaient les éternels habitués, à savoir Francine, Louis et Anne. Mais aujourd'hui il y avait également PYF, alias Pierre-Yves Fabret, collègue de Fontaine, mi quarantenaire fraichement divorcé, un cauchemar ambulant pour toute la gente féminine de vingt à trente ans. Avant mon décès, ce vrai stéréotype venait de s'acheter une BMW décapotable rouge flambant neuve. L'engin que l'on ne pouvait vraiment pas loupé. Beurk! A mon avis, il aurait mieux fait d'investir dans des implants capillaires. Je vis aussi une nouvelle employée, assise entre Francine et Anne. Et oui, personne n'est irremplaçable et la terre continuera toujours de tourner après notre départ…
         Je tendis l'oreille pour écouter leur conversation.
         - … et les quarantenaires-cinquantenaires qui cherchent des filles de vingt à trente ans… bien fermes de partout et tout et tout… ne serait-ce pas plutôt par lâcheté, parce que vous savez très bien que vous n'auriez aucune chance avec une femme de votre âge? lança la nouvelle à PYF sur un ton de défi.
         - Lâcheté? Je ne comprends pas…, répliqua PYF sur la défensive.
         - Disons alors par facilité, si vous préférez. Parce qu'une gourde de vingt ans est plus malléable et impressionnable qu'une femme de quarante, non?
         Elle se mit alors à singer la gourde de vingt ans. Cette conversation plaisait de moins en moins à PYF qui s'insurgea.
         - Vous racontez vraiment n'importe quoi, Sarah. Des femmes de quarante ans, comme vous dites, je pourrais en avoir à la pelle si l'envie m'en prenait.
         - Vraiment? J'aimerais bien voir ça, ricana-t-elle.
         PYF lui jeta un regard mauvais, se leva de table en bombant le torse et quitta la pièce sans prendre la peine de ranger sa tasse dans le lave-vaisselle. En mentionnant au passage,  sur un ton suffisant, que les tâches ménagères incombaient aux femmes.
         - Pauvre type, sifflai-je.
         - Pauvre type, siffla Sarah au même instant.
         Décidément, cette Sarah me plaisait beaucoup. Et très mignonne, qui plus est, avec son carré châtain, ses yeux noisette et sa taille de guêpe comparée au bourdon que je suis. Et Fontaine ne l'avait pas quittée des yeux. Lui plaisait-elle aussi? Il semblait amusé, mais je ne ressentais pas d'attirance de sa part. Il était sans doute encore trop tôt pour cela, elle venait de débarquer.
         Euréka! m'exclamai-je soudain. Je venais de trouver LA solution pour combattre la mélancolie de Fontaine.
         L'Amour!
         "All you need is love"[3], comme l'ont si bien chanté les Beatles.
         C'était décidé, j'allais le caser avec Sarah.
         Quand Hugo rentrerait de sa mission top secrète, Fontaine nagerait dans un immense océan d'amour et tout irait "pour le mieux dans le meilleur des mondes"[4].
         Peut-être aurais-je même droit à une promotion?
         Ce fut donc toute guillerette, avec des projets plein la tête, que je quittais Fontaine.

         Je devais échafauder un plan.



[1] René François Ghislain Magritte (1898-1967), peintre surréaliste
[2] Référence à la Table ronde du roi Arthur
[3] Chanson des Beatles,  écrite par John Lennon
[4] Candide, de Voltaire

16 novembre 2015

Chapitre 5

         Au cours des jours suivants, Hugo m'enseigna ce dont j'avais besoin pour effectuer correctement mon nouveau job. J'appris donc à me concentrer, à me relaxer, à visualiser (très utile pour l'implantation des rêves), à me maîtriser…
         Plus ou moins.
         Contre toute attente, je me débrouillais plutôt bien. Et j'avais même l'autorisation de sortir quelques heures par jour. L'extérieur se résumait à un immense pré à perte de vue.
         Sans autoroute.
         Il m'arrivait de rencontrer d'autres individus comme moi. Mais allez savoir pourquoi, nous ne ressentions pas le besoin de lier connaissance. Hugo était le seul être avec lequel j'étais en contact et cela me convenait parfaitement.
         Il y a un point que je n'ai pas mentionné jusqu'à présent, car pour moi il coule de source; ici nous n'avons besoin ni de dormir, ni de manger. En ce qui concerne la respiration, je peux également m'en passer. Mais elle demeure très utile pour me calmer et me concentrer (et, pour tout vous dire, je tiens à conserver ce dernier lien qui me rattache à mon ancienne vie terrestre aussi longtemps qu'il m'est possible de le faire)
         Puis vint enfin le jour "J". Celui où j'allais pouvoir mettre ma théorie en pratique: le grand saut dans le cerveau de Fontaine!
         Assise sur mon lit, face à mon écran, j'attendais Hugo en faisant des moulinets avec mes jambes. A mesure que le temps passait, mon euphorie faisait place au doute. Etais-je réellement capable de mener cette tâche à bien?
         Deux coups frappés à ma porte me sortirent de ma torpeur.
         - Bonjour Zoé, dit Hugo en refermant la porte derrière lui.
         - Bonjour Hugo, répondis-je machinalement. Hugo… Etes-vous certain que je possède les qualités requises pour ce travail? Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais j'ai déjà du mal à m'occuper de moi. Alors materner Fontaine, je ne sais pas si c'est réellement dans mes cordes…
         Hugo vint s’asseoir à mes côtés.
         - Ne vous tracassez pas, Zoé. Tout se passera bien, me rassura-t-il. Pour commencer, vous allez vous connecter à monsieur Fontaine pendant l'une de ses phases de réveil. Ceci vous permettra de vous imprégner de ses émotions, de ses ressentis. De voir dans quel état d'esprit il se trouve. Il vous sera ensuite plus facile d'implanter des rêves ciblés et cela vous évitera ainsi de trop vous disperser. Et vos efforts porteront leurs fruits plus rapidement. Et n'oubliez pas, Zoé. Vous ne pourrez pas lire dans ses pensées. Votre talent se limite uniquement à connaître l'état d'esprit dans lequel il se trouve. On y va?
         Je me redressai et me concentrai sur mon écran.
         - On y va. Mais au fait… Quelle heure est-il sur terre? Quel jour? demandai-je.
         - Il est neuf heures passées de trente-cinq minutes. Le sept mai deux mille treize.
         J’étais abasourdie.
         - Le sept mai? Je suis morte depuis déjà trois semaines?
         - Le temps s'écoule plus rapidement en ce lieu que sur terre, Zoé.
         Je fermai les yeux pour mieux canaliser mes pensées.
         - C'est le moins que l'on puisse dire, Hugo… Ils sont donc tous en pause en ce moment… murmurai-je.
         Sous la pression, je mis bien entendu plus de temps que je n'en mettais pendant mes entrainements pour me relier à Fontaine. Hugo restait silencieux. Je lui étais reconnaissante de ne pas perturber mes efforts de concentration par son empressement. Après quelques minutes, je ressentis un léger chatouillis dans mon crâne. Cela signifiait que j'étais parvenue à me brancher au cerveau de Fontaine. Puis, quelques secondes plus tard, les chatouilles s'intensifièrent et muèrent en fourmillements, pour laisser ensuite la place à une onde de chaleur. J'ouvris les yeux et fixai intensément l'écran noir. Il émit des grésillements et des points lumineux firent leur apparition. Il ne leur fallut que trois ou quatre secondes de plus pour grossir et occuper tout l'écran afin de former une image nette.
         J'avais réussi et je me trouvais effectivement dans mon ancienne salle de pause. Fontaine se tenait debout. Des effluves de caféines chatouillèrent mes narines. Il contemplait la table ronde, placée au centre de la pièce, autour de laquelle étaient assis Francine et Louis Ménard, ainsi qu'Anne Blondeau, l'employée la plus âgée de mon ancien bureau. L'espace d'un instant, sous le coup de l'émotion, je relâchai mon attention et l'image devint floue. Mais je me repris et elle se rétablit sur le champ.

          Francine remuait fébrilement les lèvres et tripotait sa tasse de thé, irritée. Elle fixait son mari.

          Puis vint le son…

         Je l’entendis alors rugir. Apparemment, elle pétait la forme. Je souris.
         - … pff… ce sont les lionnes qui chassent pour nourrir le clan. Même chez les animaux, c'est la femme qui doit se charger de la bouffe. Et il fait quoi, le lion pendant ce temps? Il regarde le sport à la télé!
         Louis tourna nerveusement une page de son journal sans lever les yeux.
         - Mais bien sûr! répondit-il. Juste au cas où tu l'aurais oublié, le lion, lui, il bosse pour payer les traites de la maison et les idées de luxe de sa lionne!
         - Parce que moi, je ne bosse pas, peut-être? renchérit Francine en montant d'un ton. Et en plus, je suis moins bien payée que ces Messieurs pour faire le même boulot.
         - Voilà autre chose… Ça, tu n'en sais foutrement rien, ma pauvre Francine.
         - Bien sûr, que j'en sais quelque chose. Ils l'ont dit hier soir à la télé, que les femmes étaient moins bien payées que vous autres.
         Louis referma violemment son journal, se leva et s’empara de sa tasse à café, avant d’aboyer :
         - Ouhai. Ben tu sais quoi? Tu devrais peut-être la regarder moins souvent, la télé, et t'occuper un peu plus de ton ménage!
         Francine siffla entre ses dents.
         - Pauvre type...
         Son mari se précipita vers le lave-vaisselle. Fontaine, appuyé contre ce dernier, eut juste le temps de s'écarter avant qu’il ouvrît la porte de l'engin pour y engouffrer sa tasse. Ce qui eut pour conséquence, pour moi et Hugo, de nous filer un haut le cœur effet "montagnes russes" puisque nous n'étions pas préparés à ce brusque déportement.
         Louis quitta ensuite la pièce précipitamment en claquant la porte et le silence s'installa. Anne leva les yeux de son bouquin en réajustant ses lunettes sur son nez et tourna la tête vers Francine pour lui demander timidement si tout allait bien chez les Ménard. Ce à quoi Francine lui répondit que madame Blondeau ferait mieux de se mêler de ses affaires, avant de se replonger dans la contemplation de son thé.
         Fontaine regarda sa montre, puis ouvrit la porte du lave-vaisselle et y déposa sa tasse avant de la refermer. Il jeta un dernier coup d'œil aux deux femmes assises en silence et quitta la pièce. Il traversa le couloir pour se diriger vers l'ascenseur, qui le mena un étage plus haut. Nouveau couloir, puis la porte de son bureau. Trois personnes, lui y compris, travaillent à temps complet dans ce bureau. Il s'assit derrière un tas de documents et fixa son écran d'ordinateur.
         Je me concentrai de plus belle. Comme me l'avait indiqué Hugo, je ne parvenais pas à lire dans ses pensées. Mais ses émotions jaillissaient avec une telle intensité… Je ne m'attendais pas à quelque chose d'aussi fort. J'avais l'impression de nager dans un océan de tristesse. Et cela me mit mal à l'aise de violer ainsi son intimité, même si je ne le portais pas dans mon cœur. Soudain, il secoua la tête pour chasser ses idées sombres (retour des hauts le cœur pour moi et Hugo) et se plongea dans la signature de son courrier. Je sentais la fatigue m'envahir et j'en avais assez vu pour une première fois.
         Je mis fin à la connexion

         et me retrouvai assise sur mon lit, complètement vannée. De cela aussi, Hugo m'avait mise en garde. Mais bon, vous savez tous comment c'est. On a de la difficulté à croire certaines choses avant de les avoir expérimentées.
         Voilà, ce point était maintenant réglé.
         Du moins en partie.
         Je tentai de lever la tête vers Hugo, sans y parvenir.
         - Restez tranquille, Zoé. Allongez-vous et reposez vous quelques heures.
         Je suivis son conseil avant de perdre connaissance. 

         A mon réveil, j'avais la gueule de bois. Je me redressai péniblement pour m'asseoir sur mon  lit et constatai que Hugo avait disparu. Je pris ma tête entre les mains et fermai les yeux quelques instants en respirant profondément.
         Quelques minutes plus tard, j'étais à nouveau opérationnelle. J’ouvris à nouveau les yeux et repensai à Fontaine. Pourquoi était-il si abattu? En fait, j'ignorais tout de sa vie. Et son attitude durant la discussion houleuse entre les Ménard me déconcertait. Il avait semblé amusé. Je fouillai dans ma mémoire à la recherche d’une occasion où je l’avais vu esquissé un sourire.
         Je n'en trouvais aucune. Jamais je ne l’avais vu sourire.
         Avait-il changé à ce point après mon décès?
         Les pauses matinales se déroulaient toujours de la même manière. Il entrait dans la salle à neuf heures trente précises, précédé de sa canne. Lançait un "bonjour" monocorde sans nous regarder. Prenait une tasse dans le placard au-dessus de l’évier, qu’il plaçait ensuite dans la machine à café. Puis, sa tasse fumante en main, il s’appuyait contre le lave-vaisselle et nous observait à la dérobée. Il restait ainsi quinze minutes, montre en main, sans ouvrir la bouche, le visage impassible. Il me rappelait un prof que j’avais eu à l’école primaire, le "croque-mort". Toujours vêtu de son horrible costume trois pièces noir, le teint cireux. Je devais avoir huit ou neuf ans. Pendant la récréation, il restait planté sur le seuil, en haut des marches, et nous scrutait derrière ses lunettes à double foyer. Inflexible quelque ait été le temps au dehors. Maintenant que j’y pense, il présentait une vague ressemblance avec Hades, le Dieu des Enfers dans le dessin animé de Disney[1].
         L’humour en moins.
         Oui, Fontaine affichait toujours la même attitude hautaine, debout devant nous autres, pauvres mortels assis autour de la table ronde de BigBoss. A chaque fois que j'avais levé les yeux vers lui, je m'étais demandée pour quelle raison il venait ainsi envahir notre territoire, alors qu’il semblait s’ennuyer à mourir. Sans oublier son air outragé lors des fréquentes rixes verbales de Francine et Louis.
         Mais tout à l’heure, pendant que je me baladais dans sa tête, je n'avais perçu aucune trace de mépris à leur égard. Il paraissait même plutôt amusé.
         - Tout va bien, Zoé? Etes-vous parvenue à vous reposer?
         Je fis un bon dans mon lit et me mordis la lèvre.
         - Aïe, m'indignai-je. Vous pourriez frapper avant d'entrer!
         Hugo me sourit et s’approcha de moi.
         - J'ai frappé deux coups, comme toujours…
         Tout en massant ma lèvre endolorie avec mon index, je lui lançai un regard assassin qu’il eut la sagesse de faire semblant d'ignorer.
         - Mmm, grognai-je.
         - Alors, Zoé, dit-il en se frottant les mains. Quelles sont vos premières impressions? Que ressentez-vous après votre première connexion? Est-ce ce à quoi vous vous attendiez?
         - A vrai dire, je ne m'attendais à rien en particulier. C'est assez déroutant, comme expérience. Et puis je déteste tous ces hauts le cœur à chaque fois qu'il change brusquement de position. C'est franchement désagréable, comme sensation.
         Il s’assit en face de moi, sur la chaise de Ludivine.
         - Vous vous y habituerez, ne vous inquiétez pas.
         - Vraiment? Pourtant… hasardai-je en me penchant vers lui et en pointant mon index sous son nez, j'ai eu l'impression que vous aussi, vous n'en meniez pas large tout à l'heure.
         Il fit un mouvement de recul avant de bafouiller:
         - Hum… Oui… Et bien… A vrai dire, je manque un peu d'entraînement. Et c'est très différent pour moi. Je ne suis qu'un simple spectateur externe.
         - Mais bien sûr, murmurai-je. Un simple spectateur externe, vous m’en direz tant…
         Il se pencha vers moi et colla son index sous mon nez.
         - De plus, pour votre information, il s'est écoulé deux jours terrestres depuis votre perte de connaissance, et non quelques instants.
         Je me levai d’un bond. Debout sur mon lit, je brandis mon bras tel une épée.
         - Deux jours? Diantre! lançai-je sur un ton qui se voulait théâtral. Heureusement que mon temps n'est pas compté...
         Dans mon élan, je perdis l'équilibre et me retrouvai par terre, sur les fesses. Hugo se précipita vers moi, l’air soucieux.
         - Etes-vous certaine que tout va bien, Zoé? demanda-t-il en m’aidant à me relever.
         - Ouhai, tout va très bien, rétorquai-je pendant que je me massais les fesses. Vous flipper pour mes fesses ou pour ma santé mentale?
         Il parut soudain embarrassé.
         - Il arrive quelque fois que la première connexion provoque quelques… troubles du comportement.
         - Troubles du comportement? Je ne me souviens pas que vous m'en ayez parlé, Hugo, de ces troubles du comportement… Un oubli volontaire de votre part? demandai-je outrée.
         En réalité, je ne l'étais pas le moins du monde, mais pour une fois que je pouvais mettre Hugo mal à l'aise, je n'allais pas me priver de ce petit plaisir. Il se dandinait, tout penaud, en examinant ses pieds.
         - Euh… Oui, en effet. Je pense avoir omis de vous parler de ce petit effet secondaire, répondit-il.
         J’éclatai soudain de rire.
         - Relax, Hugo, je ne vais pas aller vous dénoncer. Vous avez de la chance que je vous aime bien.
         - Moi aussi, je vous apprécie beaucoup, Zoé. Et c'est très charitable de votre part de passer ma bévue sous silence.
         Nous nous regardâmes en souriant. Puis je me rassis sur mon lit.
         - Et maintenant, c'est quoi la suite des réjouissances? demandai-je à Hugo en me frottant les mains.
         - Monsieur Fontaine dort en ce moment. Vous allez donc pouvoir entrer dans l'un de ses rêves.
         Les choses sérieuses commençaient enfin.
         Hugo prit place à mes côtés. Je fermai les yeux et me concentrai pour établir le contact avec l'esprit endormi de Fontaine. Après quelques secondes, j'ouvris les yeux. Mais l'écran refusait d'afficher la moindre particule de lumière. Je ne comprenais pas ce qui se passait. La première fois, des points lumineux étaient apparus pour se muer ensuite en image. Mais là, rien ne se déroulait comme prévu. Je me tournai vers Hugo, au risque de perdre la connexion. Il m'ordonna de rester focalisée sur mon écran. Après ce qui me sembla une éternité, une image commença à se former.

         Je me trouvais dans un sous-sol humide et mal éclairé, en face d'un mur de briques grisâtres. Un liquide cristallin transpirait de la paroi. Sur ma droite, un homme se déplaçait nerveusement en se cramponnant au mur, comme s'il fuyait quelque chose ou quelqu'un. Je décidai de me rapprocher de lui. La résonnance de mes pas le fit sursauter. Il s'arrêta et tourna la tête dans ma direction, l'air affolé. Ses yeux étaient fermés. Il les ouvrit pour les refermer aussitôt, comme si cela le faisait souffrir.
         Fontaine.
         Je n'avais pas pensé à lui car cet homme ne boitait pas. Tremblotant, il reprit sa route et accéléra le pas en s'agrippant au mur. Qu'est-ce qui pouvait bien le mettre dans cet état? Son affolement devint contagieux et je commençai à flipper à mon tour. Je me souvins que Hugo m'avait dit que j'étais une véritable éponge à émotions quand je me trouvais connectée à Fontaine. L'espace d'un instant, je faillis prendre la poudre d'escampette et le laisser se débrouiller tout seul dans son cauchemar d'allumé.
         Puis je me ressaisis.
         Je ne pouvais pas l’abandonner dans son état, aussi désemparé. Je devais absolument le secourir. Et, de toute manière, que pourrait-il m'arriver? J'étais déjà morte. Et je me trouvais dans un rêve, pas dans le monde réel. Je pris donc mon courage à deux mains et lui emboîtai le pas. Il regarda de nouveau derrière lui et je fis de même.
         Toujours rien.
         Je décidai d'accélérer la cadence pour en finir au plus vite. Non seulement j'étais morte de trouille mais, pour couronner le tout, je sentais que je ne pourrais plus rester connectée bien longtemps. Mon énergie se vidait trop rapidement. Je me mis à courir et stoppai net devant lui, bras tendus. Il me percuta en arrivant à ma hauteur et se mit à hurler comme un dément.
         Instinctivement, je pris ses mains et les broyai dans les miennes.
         - Fontaine, calmez-vous! Je vous en supplie… Vous me faites vraiment flipper, là… Essayez de respirer calmement… Inspirez… Expirez… Inspirez…
         A mesure que je lui parlais, j'entendais sa respiration revenir à la normale. Et ses tremblements cessèrent. Il me fixa de ses paupières closes. Il essaya à nouveau d'ouvrir les yeux, sans résultat, et tenta de me dire quelque chose. Mais aucun son ne sortit de sa bouche.
         Ou peut-être était-ce moi qui ne l'entendais pas?
         Je lâchai une de ses mains et le tirai dans la direction qu'il empruntait sans cesser de lui parler. Après une trentaine de secondes, j'aperçus une porte et m'arrêtai sans prévenir. Fontaine, qui n’avait pas anticipé la chose, me heurta à nouveau et nos deux têtes se trouvèrent à quelques centimètres l’une de l’autre.
         Je fus propulsée en arrière

         et me retrouvai dans ma chambre, le cul par terre et le dos plaqué contre le mur en face de mon téléviseur.



[1] Hercule, film d'animation de Disney (1997)

15 novembre 2015

KikiTheMeuh a décidé de faire la grève!

La raison?

J'aurai bientôt 48 ans et je me pose un tas de questions. Le drame survenu à Paris vendredi m'a un peu, beaucoup, chamboulée et m'a rappelé que notre vie ne tient qu'à un tout petit fil. Petit détail que nous avons souvent tendance à oublier, certaines tragédies n'arrivant qu'aux autres, tentons-nous de nous convaincre.

Enfin bref. Je ne vais par refaire le monde.

Ce petit speech pour vous dire que je n'ai plus envie de perdre le peu de temps qu'il me reste dans cette vie.

Quand j'ai créé ce blog, j'avais certaines attentes. Dont notamment celle de recevoir des commentaires positifs ou négatifs, ainsi que des critiques constructives, histoire d'apprendre et de m'améliorer.

J'espérais de la vie sur ce blog, du partage. Peut-être une sorte d'oasis de paix dans ce monde de tarés (et oui, j'ai une fâcheuse tendance à rêver et espérer l'impossible, encore à mon âge… :))

A ce jour, j'ignore si mon histoire intéresse qui que ce soit, en fait. Si elle met un peu de baume au coeur (sans prétention aucune... encore et toujours ce foutu espoir...). 

Dois-je continuer? 
Dois-je passer à autre chose?

Voilà…

Que rajouter de plus?

9 novembre 2015

Chapitre 4

         Nous prîmes l'ascenseur en silence, chacun perdu dans ses pensées. De retour dans ma chambre, je m'assis sur mon lit et demandai à Hugo où se trouvait Ludivine.
         - Elle s'occupe d'un autre arrivant en ce moment, répondit-il en prenant place sur sa chaise.
         Décidément, ils se ressemblaient physiquement beaucoup, ces deux-là. Je décidai d’en avoir le cœur net.
         - Vous et Ludivine, vous êtes jumeaux?
         Hugo parut surpris.
         - Non, nous n'avons aucun lien de parenté. Pourquoi cette question?
         - Pour rien… Une idée comme ça… répondis-je en souriant. Et donc, si j'ai bien saisi, le boulot de Ludivine est de nous accueillir dans notre "nouvelle vie"?
         - Oui, c'est exact.
         Hugo m'expliqua que le travail de Ludivine consiste à nous assister dans notre phase de réveil. Elle passe d'une chambre à l'autre et nous aide à nous acclimater grâce à certaines facultés qu'elle a héritées, comme celle de nous calmer quand nous nous concentrons sur sa voix à l'aide d'exercices respiratoires. Une sorte d'hypnose, en somme. Je compris alors pourquoi j'étais restée relativement sereine à mon arrivée ici, même si j'avais légèrement flippé avec cette histoire de psychopathe.
         - La reverrais-je?
         - Non Zoé, je ne pense pas. Son travail auprès de vous est terminé. D'ailleurs, en parlant de travail… dit-il en claquant les mains sur ses cuisses avant de se lever d'un bond.
         Il se dirigea vers la commode et ouvrit le tiroir en haut à droite, d'où il extirpa un mince dossier.
         Aïe! Ce n'était donc pas une plaisanterie, leur histoire de boulot, soupirai-je.
         Puis il se retourna vers moi en souriant de toutes ses dents, avec le même air retors qu'arbore un gamin qui prépare un coup tordu.
         - Le nom de Gontran Fontaine vous est-il familier?
         - Euh… Vous parlez du Fontaine qui bosse… pardon… qui bossait dans la même banque que moi?
         - Celui-là même. Que savez-vous de lui, Zoé?
         - Euh… rien. Nous ne travaillons pas… pardon… nous ne travaillions pas dans le même service. On se croisait de temps en temps dans les couloirs. Je le voyais le matin à la pause. Ce n'est pas quelqu'un de très sympathique. Un peu comme votre chef, Juda. D'ailleurs, Fontaine aussi est responsable de son service. A croire que tous les gradés possèdent les mêmes caractéristiques: l'arrogance, le…
         Hugo me coupa froidement.
         - Juda n'est pas mon supérieur.
         - Ah? Désolé… ou plutôt tant mieux… euh… je voulais dire désolé pour la méprise mais tant mieux pour vous qu'il ne soit pas votre supérieur, rectifiai-je sur le champ avec mon sourire Pepsodent[1].
         - Mmm... Un autre détail le concernant vous reviendrait-il en mémoire?
         - Non. Je ne vois pas. Je ne l’aime pas et je ne me suis jamais souciée de lui. Pourquoi Fontaine vous intéresse-t-il? demandai-je soudain excitée. Il a fait quelque chose de mal? Il a tué quelqu'un? Son voisin? Sa concierge? Je vais devoir le punir pour tous ses méfaits? Ce sera ça, mon job?
         - Non, Zoé, monsieur Fontaine n'a rien fait de répréhensible.
         Dommage, ça aurait pu être amusant de le croiser ici en mauvaise posture, soupirai-je déçue.
         - Pourrais-je savoir, sans vous commander, pourquoi lui a droit à du Monsieur Fontaine et moi à du Zoé? grinçai-je en insistant bien sur le
"Monsieur ".
         Hugo soupira bruyamment.
         - Calmez-vous Zoé. Je trouve beaucoup plus simple et convivial de nous appeler par nos prénoms. Mais si vous y tenez réellement, je peux vous donner du "Mademoiselle Bourdon".
         -  Non, c’est bon, appelez-moi comme bon vous semble. Et donc… c'est quoi le problème avec Fontaine?
         - Il n'y a aucun problème avec Monsieur Fontaine, répondit Hugo en me regardant droit dans les yeux et en insistant volontairement sur le "Monsieur". Gontran Fontaine EST votre travail.
         - D'accooooord…, marmonnai-je d'un ton méfiant. Il est ici?
         - Non, il demeure toujours sur terre. Avant de vous informer précisément de la nature de votre tâche, il faut que j'éclaircisse certains points.
         Hugo se rassit en face de moi et me résuma ce qu'il savait de notre but dans l'existence. Il m'expliqua que nous vivons plusieurs vies. Que nos différentes vies sur terre s'apparentent à des apprentissages. Une sorte de grande école à l'échelle planétaire. Et qu'avant notre naissance "humaine", nous nous trouvons où nous sommes actuellement.
         Mais pas dans le même bâtiment.
         En fonction de nos acquis, de nos expériences, des connaissances déjà assimilées, nous choisissons quel sera le "prochain cours" que nous désirons suivre. Que souhaitons-nous apprendre dans notre nouvelle vie terrestre? Dans certaines circonstances, l'Au-delà nous vient en aide quand nous nous éloignons de notre but. Des individus ont alors pour mission de s'insinuer dans l'esprit des personnes qui ont besoin d'un coup de pouce pour les remettre sur les rails. Ces incursions peuvent se traduire par des intuitions, des impressions de déjà-vus quand nous sommes réveillés.
         Et c'est là que j'intervenais. Ma mission consistait à devenir le Jiminy Cricket[2] de Fontaine.
         Super! Il ne manquait plus que ça. Moi qui ne parvenait déjà pas à m'occuper de moi, je devais en plus jouer les nounous. Et de Fontaine, qui plus est! Et tout ça à cause de Juda, parce qu'il ne voulait pas admettre que c'était un accident.
         Foutue fierté masculine!
         - Dites-moi, aller fouiner dans le cerveau des gens, ce n'est pas très moral, grommelai-je contrariée.
         - Personne ne "fouine dans le cerveau des gens", pour reprendre votre expression. Les personnes chargées de ce genre de mission, tout comme vous, ne sont pas habilitées à lire les pensées des individus qu'ils visitent. Vous n'aurez, par conséquent, pas accès aux pensées intimes de monsieur Fontaine.
         Comme si les pensées intimes de monsieur Fontaine pouvaient intéresser qui que ce soi, marmonnai-je intérieurement. Mis à part des pouffes anorexiques et des décapotables, je me demandais ce qu’il pouvait bien y avoir dans son cerveau de cinquantenaire célibataire.
         Dépitée, je ronchonnais pour la forme.
         - Très bien. De toute façon, ce n'est pas comme si j'avais le choix, hein?
         Hugo me sourit et se leva pour se diriger à nouveau vers la commode.
         - En effet, Zoé.

         Depuis cinq bonnes minutes, assise sur mon lit et toujours aussi abattue, je regardais Hugo accroupi devant ma commode. Il s'acharnait sur ses deux foutues portes en rouspétant, quand tout à coup le miracle se produisit. Elles cédèrent et un écran plat apparu.
         Je n'en croyais pas mes mirettes.
         - Vous êtes câblés au Paradis? m'exclamai-je ébahie.
         - Premièrement, nous ne sommes pas au Paradis. Et, deuxièmement, cet objet n'est pas ce que vous avez coutume d'appeler une télévision, mais votre outil de travail, répondit-il en se relevant péniblement.
         - Je me disais aussi…
         - Pardon? lâcha-t-il en se retournant vers moi.
         - Non non, rien. Je pensais tout haut… murmurai-je en me grattant la tête. Et alors, cet objet? En quoi va-t-il me servir concrètement?
         - Il vous permettra de vous connecter avec le cerveau de monsieur Fontaine. De pénétrer dans ses rêves. De voir ce qu’il regarde quand il est éveillé. Et cetera.
         Je fermai les yeux et me laissai tomber à la renverse.
         - Je vais mourir d'ennui… Vous aviez raison tout à l'heure. Ici ce n'est pas le Paradis, c'est l'Enfer, murmurai-je tristement.
         - Allez, Zoé, ne soyez pas si défaitiste. Et je vous ai déjà dit que l'Enfer n'existe pas. Si cela peut vous procurer un peu de consolation, dites-vous que vous pourrez revoir vos anciens collègues...
         Hugo vint s’asseoir à mes côtés.
         - N'aviez-vous pas fait allusion à une certaine Francine? ajouta-t-il en souriant.
         - Oui, Francine Ménard, répondis-je en me rasseyant à mon tour. On bossait ensemble. Son mari, Louis, travaille également dans cette banque, au service juridique. Les Ménard… soupirai-je avec nostalgie. Ils vont beaucoup me manquer…
         Nous échangeâmes un regard.
         - Bon, Zoé. Il est temps de se mettre au travail! annonça-t-il en claquant ses mains sur les cuisses.
         Il se releva, s'empara du dossier de Fontaine qui reposait sur la commode et me le tendit. Celui-ci contenait une brève description de ses faits et gestes, de sa naissance à ce jour.
         Certaines pages étaient manquantes.
         En résumé, Fontaine était né le 11 octobre 1964. Fils unique, il avait perdu sa mère à l'âge de neuf ans, décédée après une longue maladie. Son père s'était remarié deux ans plus tard, avec la femme qui partageait sa vie depuis la mort de son épouse. D'abord réticent, le fils avait fini par adopter la nouvelle venue. A dix-huit ans, il fut victime d'un grave accident de moto qui le laissa boiteux et l'obligea dès lors à se déplacer avec une canne. Après plusieurs semaines d'hospitalisation, Fontaine quitta la région sans remettre les pieds dans la maison familiale. Son père mourut il y a dix ans et depuis sa belle-mère gérait l'exploitation agricole.
         Pourquoi Fontaine avait-il bu plus que de raison ce soir-là, alors qu'il ne semblait pas vraiment porté sur la boisson? Un événement grave avait dû survenir. Mais lequel? Je tournais frénétiquement les pages en ma possession à la recherche de cette information.
         En vain.
         Je levai les yeux vers Hugo pour demander des précisions à ce sujet, mais décidai finalement de l'interroger plus tard.
         - Je ne comprends pas… En quoi puis-je aider Fontaine? demandai-je, les yeux fixés sur sa biographie. Le père est mort, ma mission ne consiste donc pas à les réconcilier. Il vit seul, donc pas de problème de couple ou de gestion d'ado en crise… Ok, il n'a pas une vie très passionnante. Mais c'est le cas de la plupart des gens, non? Alors…
         Ma voix s'étrangla. Je venais de tomber sur une révélation HALLUCINANTE!
         Fontaine avait récupéré Tartiflette!
         Vous vous souvenez d'elle? La siamoise de ma grand-mère. Comment ce con de chat avait atterri chez lui? Et pourquoi? Je regardai Hugo la bouche grande ouverte et pas mal honteuse, je vous l'avoue. Avec tous les rebondissements survenus ces dernières heures, j'avais complètement zappé la siamoise d'Henriette. Hâtivement, il m'apprit que Francine avait collé de force Tartiflette dans les bras de Fontaine, prétextant qu'on ne pouvait décemment pas expédier cette pauvre bête (qui avait déjà vécu la mort de deux maîtres!) à la SPA comme une malpropre. Qu'elle-même n'avait pas le temps de s'occuper d'un animal (ayant déjà fort à faire avec son fils et son mari) et que, comme de toute façon il vivait seul, et bien ça lui ferait un peu de compagnie.
         Point barre.
         Incrédule, j’osais à peine formuler ma question.
         - Mon job, ce n'est tout de même pas de l'aider à s'occuper de ce stupide animal?
         Hugo fit des efforts pour ne pas éclater de rire.
         - Non Zoé. Votre travail n'a rien à voir avec cette brave Tartiflette.
         Cette "brave Tartiflette"? Voilà autre chose. Si il avait dû s'en occuper ne serait-ce qu'une journée, il tiendrait un autre langage. Même lui, elle l'aurait eu à l'usure, la "brave Tartiflette". Cette chatte était une vraie calamité, oui. L’invasion des sauterelles envoyées par Moïse, c’était du pipi de chat à côté d’elle, vous pouvez me croire. D’un autre côté, si elle pouvait un tant soit peu malmener la vie trépidante de Fontaine, ce n’était peut-être pas une mauvaise chose qu’elle ait fini chez lui.
         - Monsieur Fontaine, continua-t-il, nourrit beaucoup de rancœur. Votre travail est de l'aider à s'en délester et... Qui a-t-il, Zoé? Vous paraissez… dépitée.
         Dépitée, le mot était faible.
         - Je m'attendais à une super mission, à un truc vraiment important, à un travail de super héroïne, quoi! Ce travail est aussi inutile que celui que j'exerçais de mon vivant…
         - Détrompez-vous. En aidant monsieur Fontaine à se débarrasser de toute la rancune qui le ronge depuis des années, vous pourrez l'aider à commencer une nouvelle vie. Votre tâche est essentielle, Zoé.
         Je soupirai.
         - D'accord, si vous le dites. Et pratiquement, comment ça marche votre truc? Vous allez me téléporter dans sa chambre et je vais lui murmurer à l'oreille des choses réconfortantes? Lui donner des instructions qu'il devra suivre à la lettre?
         - Vous n'y êtes pas du tout!
         Il m'expliqua que tout était affaire de concentration et de maîtrise de soi. En gros, il me suffirait de pénétrer dans l'esprit éveillé de Fontaine ou dans ses rêves à l'aide du fameux écran noir, grâce à une méthode qu'il allait m'enseigner. Pour les rêves, nos pensées fusionneraient et je pourrais en modifier le contenu ou en créer un nouveau. En ce qui concernait mes incursions dans son esprit éveillé, je ne serais que spectatrice. Si je tentais de lui dire quoi que ce soit, il n'entendrait rien, ses pensées étant plus fortes que ma voix. Par contre, je ressentirais tout ce qu'il ressentirait.
         Quel pouvoir, mes amis!
         - Pendant que nos pensées fusionneront, l'interrompis-je, Fontaine pourra-t-il sentir ma présence?
         - Non, pas le moins du monde. Il pourra ressentir une étrange sensation au réveil, selon le rêve que vous lui aurez implanté. Mais cela en restera là. Et, bien entendu, vous ne pourrez à aucun moment prendre possession de son corps.
         - Bien entendu… murmurai-je.
         Et encore heureux! Il ne manquerait plus que ça. Déjà que leurs implantations de rêves, là, je trouvais ça limite. Mais bon, ils devaient sûrement savoir ce qu'ils faisaient.
         Afin que je puisse comprendre plus facilement, il compara ma chambre au cerveau de Fontaine. Moi, je serais une sorte de particule qui graviterait dans sa tête. Comme dans ce film des années quatre-vingts, L'Aventure Intérieure, dans lequel Dennis Quaid est miniaturisé et injecté dans un corps humain. Il m'avertit également que je ne pourrais me connecter que pendant de courtes périodes, surtout dans les phases d'éveil, car mes efforts de concentration exigeaient beaucoup d'énergie. En cas d'abus, je pourrais même perdre connaissance.
         Charmant!
         - Des questions?
         - Euh… non. Pour l'instant je n'en vois aucune.
         - Alors commençons, si vous le voulez bien.



[1] marque de dentifrice
[2] personage de fiction, petit grillon dans Pinocchio (Disney)

1 novembre 2015

Chapitre 3

         Oui, maintenant je me souvenais très bien de ce dimanche matin.
         Mon radioréveil affichait cinq heures quarante-trois. J'avais passé la nuit à me retourner dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil. Rien de vraiment inhabituel, en somme. L'écoulement d'heures interminables passées à ruminer en boucle sur l'inutilité de mon existence et qui me valaient ma tête et mon humeur de zombie au réveil.
         La routine d'une insomniaque, quoi!
         Agacée, je décidai de me lever. En ouvrant les volets, je vis les premiers rayons du soleil émerger derrière la colline qui faisait face à mon quarante-cinq mètres carré. La température extérieure était plutôt agréable pour un matin d'avril. Le printemps se pointait à nouveau après tous ces foutus mois d'hiver.
         Et si j'allais prendre l'air, au lieu de m'empiffrer sur mon canapé en regardant des téléfilms débiles?
         Tartiflette sauta sur le bord de la fenêtre et émis son miaulement rauque de siamoise pour me signifier que sa gamelle était vide.
         Je grognai à son intention:
         - C'est bon, j'arrive. Tu ne vas pas crever de faim dans la seconde, à ce que je sache!
         Après mon passage au WC, où j'avais incendié cette foutue chatte parce qu'elle avait aspergé ma salle de bain avec son sable, nous nous dirigeâmes vers notre coin cuisine. Je commençai par remplir sa gamelle de croquettes pour chats exigeants, histoire de ne plus l'entendre brailler à tue-tête, avant d'enfourner ma tasse de lait dans le micro-onde. Je n'avais pas faim et décidai de m'arrêter à la boulangerie un peu plus tard. De retour dans ma chambre, j’enfilai un vieux jeans, une paire de chaussettes et un pull. En lassant mes baskets, sur le pas de la porte, je jetai furtivement un coup d'œil à Tartiflette. Affalée sur le canapé, elle se mordillait une patte en m'ignorant totalement.
         Arrivée au bas de mon immeuble, je demeurai immobile quelques secondes, les yeux fermés, pour sentir le souffle léger du vent sur mon visage. J'ignorais quelle direction prendre. Dans les rues de mon village? Ou alors à travers champs? J'optai pour les champs, pensant que je risquais moins d'y croiser les sempiternels couche-tard ou couche-tôt.
         Je n'avais pas la moindre envie de côtoyer mes semblables.
         Tout en marchant et en regardant où je mettais les pieds, les mains dans les poches, je ruminais mes idées noires. Qu'avais-je accompli dans ma vie? Rien. J'avais quarante-trois ans. Ni  mari ni petit ami. Et encore moins d'enfant. J'étais seule au monde.
         Avec un chat.
         Le stéréotype de la femme seule avec son chat. Quelle horreur! Bon, d'accord. Ce chat je ne l'avais pas acheté pour combler un vide, je l'avais hérité de ma grand-mère. D'ailleurs, je me demandais ce qui avait bien pu lui passer par la tête, à mamie Henriette, le jour où elle avait décidé de me léguer son chat. Parce qu'elle n'avait pas fait les choses à moitié, Henriette. Elle avait rédigé un testament pour son foutu chat, avec moi comme unique héritière! Rien que ça. Aucun moyen de refuser, j'étais prise au piège. C'est vrai qu'à part Tartiflette et quelques bijoux de famille, elle n'avait pas grand-chose à transmettre. Mais au final, c'était kif-kif.
         J'alimentais le cliché de la femme seule avec son chat.
         La quarantaine, c'est la merde. L'âge où l'on est assise le cul entre deux chaises. Trop vieilles pour trouver un mari et fonder une famille. Trop jeune pour y renoncer. Trop vieille pour recommencer des études dans l'espoir de faire autre chose dans la vie. Trop jeune pour partir à la retraite.
         Tic tac tic tac… Cette foutue horloge biologique suspendue au-dessus de nos têtes comme cette foutue épée de Damoclès.
         La quarantaine, c'est la merde!
         A force de marcher sans but précis, j'avais fini par gravir le talus qui surplombe l'autoroute et je regardais passer les véhicules roulant à vive allure. Comme il serait tellement plus simple de mettre un terme à ma pathétique existence, là, tout de suite, pensai-je abattue. Comme le chante si bien Cabrel, "ce qui m'attend, je l'ai déjà vécu". Alors à quoi bon m'acharner dans cette vie qui se situe à des années lumière de celle dont je rêvais?
         Comme happée par la circulation, j'avançai d'un pas avant de revenir subitement à la réalité.
         - Bon sang, Zoé. Qu'est-ce que tu fabriques? lâchai-je le cœur battant tandis que je reculai vivement.
         Seulement voilà.
         Perchée sur ma colline, debout dans mes baskets aux semelles aussi lisses que la peau du bébé que je n'aurais jamais, j'avais négligé un léger détail: la pluie qui était tombée les deux jours précédents et qui avait transformé cette fichue pente en vraie patinoire.
         Ce qui eût pour conséquence…
         Et bien, qu'en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, je perdis l'équilibre et me mis à dégringoler ce toboggan éphémère sur le dos aussi vite que les pentes enneigées que je dévalais, gamine, accrochée à mon sac poubelle. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, un stupide autocar n'avait rien trouvé de mieux à faire que de se pointer au moment où j'atterrissais sur l'asphalte.
         Un crissement de pneu.
         Mon regard effaré croisant les yeux pétrifiés du chauffeur.
         Puis BAM, le choc mortel.

          
         - Vous m'avez menti! hurlai-je à la grande perche. Je ne me suis pas suicidée! J'ai glissé! C'était donc un accident! affirmai-je la tête haute, aussi fièrement que Louis quand il nous avait annoncé la naissance de son fils, dans la salle d'attente de la maternité de l'hôpital de… de… (zut, je ne parvenais pas à m'en souvenir. Une légère amnésie due certainement à ma nouvelle condition de défunte?)
         Je les reluquai tour à tour suspicieusement. Hugo souriait toujours. Le grand maigre ne paraissait pas content du tout. Un autre souvenir montra le bout de son nez.
         - Tout à l'heure, vous avez dit: "C'est donc vous l'objet de toute cette confusion". De quelle confusion s'agit-il, au juste? demandai-je en fixant la grande perche.
         Hugo répondit à sa place.
         - Juda faisait allusion au fait que nous avons des avis divergents concernant votre décès, Zoé. Il penche pour le suicide. Moi, pour la thèse de l'accident.
         J'étais abasourdie.
         - Juda?... LE Juda?... demandai-je en insistant bien sur le "LE". Celui de la Bible? Celui qui a fait tuer Jésus? Le Traitre?
         Aïe. J'aurais mieux fait de me taire. Juda me foudroya de son regard bionique, celui qui avait le pouvoir de ratatiner même les plus endurcis d'entre nous.
         - Non, il ne s'agit pas de CE Juda-là, répondit Hugo en insistant bien sur le "CE".
         Pas du tout convaincue, je décidai néanmoins de changer de sujet.
         - En quoi est-ce important le fait que je sois une suicidée ou une accidentée? Le résultat est le même, non?
         Juda se pencha vers moi.
         - Le résultat, oui. Mais le sort que nous leur réservons n'est pas le même, précisa-t-il dans un murmure qui me glaça le sang qui ne coulait plus dans mes veines. Le suicide est un péché. Et qui dit péché…
         Je déglutis péniblement.
         -  … dit punition? suggérai-je timidement, avant de reprendre courageusement:
         - Mais c'était un accident! J'ai changé d'avis au dernier moment et j'ai glissé!
         - Techniquement, elle a raison Juda. A l'instant où l'autocar l'a percutée, elle ne souhaitait pas mettre fin à ses jours.
         - Il n'empêche que, si elle n'avait pas eu l'intention d'y mettre un terme, à sa précieuse vie, elle n'aurait jamais fait LE pas fatidique qui a entraîné sa chute, précisa Juda en insistant bien sur le "LE".
         Il se tourna vers moi.
         - N'est-ce pas, mademoiselle Bourdon?
         - Euh…
         - Vous n'avez donc rien de plus à ajouter pour votre défense, mademoiselle Bourdon? Allez-y, ne soyez pas timide. Nous sommes tout ouïe, continua Juda en faisant de nouveau les cent pas devant moi, ravi de ma détresse et fier comme un paon.
         - C'était un malencontreux accident, insistai-je de ma petite voix en levant timidement les yeux.
         - Juda, laisse la tranquille. Tu vois bien que tu lui fais peur.
         Oui Juda, lâche-moi la grappe. Parce que moi, je ne vais pas lâcher l'affaire. C'est tout de même de mon avenir qu'il s'agit, en fin de compte. Et je n'ai pas l'intention de me laisser expédier en Enfer sans me battre… Foutu autocar! Si un jour je le choppe, celui-là, il va savoir de quel bois je me chauffe!
         - Le chauffeur! Les passagers! m'inquiétai-je tout à coup. Comment vont-ils? Est-ce qu'il y a des morts?
         Hugo se hâta de me rassurer.
         - Rassurez-vous, Zoé. Le chauffeur est pas mal secoué, bien sûr, mais mis à part cela, tout le monde se porte comme un charme.
         Comme un charme? Ouf! Tant mieux. Je n'aurais pas de mort sur la conscience. C'était plutôt bon pour mon karma, ça, non?
         - Bien, continua Juda en se positionnant devant moi. Etant donné que n'avons pas l'éternité pour débattre de votre situation et que j'ai des choses plus importantes à faire, je vais statuer sur votre cas.
         Quoi? Je n'aurais même pas droit à un procès équitable? C'était quoi cette mascarade… Ils se fichaient de qui, ces deux-là ? Je décidai de leur mettre les points sur les "i".
         - Je n'aurais donc pas droit à un procès en bonne et due forme? C'est quoi, cette pacotille de justice? Il n'est pas question que j'aille en Enfer sans broncher!
         - Calmez-vous, Zoé, personne n'ira en Enfer. D'ailleurs, l'Enfer, comme vous l'entendez,  n'existe pas et…
         Juda coupa Hugo dans sa plaidoirie sans autre forme de procès et nous jeta un regard noir.
         - Pourrions-nous, je vous prie, revenir à ce qui nous occupe et en finir rapidement avec cette histoire sans être constamment interrompu?
         Hugo et moi consentîmes en silence.
         - Bien. Donc, mademoiselle Bourdon, voilà la suite vous concernant. A partir de maintenant, Hugo s'occupera de vous durant votre phase de transition. Etant donné la nature plutôt trouble de votre venue ici, une tâche vous sera octroyée. Hugo vous donnera toutes les indications nécessaires et vous épaulera durant tout le temps que nécessitera l'accomplissement de votre mission. Je compte sur votre entière collaboration.
         Son speech terminé, Juda se dirigea vers l'ascenseur et disparut.
         Je me retournai vers Hugo, pas très rassurée.
         - C'est quoi, cette phase de transition et cette mission, au juste?
         - Une sorte de travail.
         - Quoi? Vous plaisantez! Même mort, on doit bosser? Et vous dites que l'Enfer n'existe pas? On ne doit pas avoir la même conception de l'Enfer, dis-je dépitée.
         - Tout va bien se passer, Zoé. Vous verrez… Et qui sait, peut-être y prendriez-vous même du plaisir? Allez, suivez-moi. Je vous ramène à votre chambre. Vous avez eu suffisamment d'émotions pour aujourd'hui.
         - C'est le moins que l'on puisse dire, marmonnai-je en me levant.

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Spidy, Tartiflette & Compagnie
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Besoin d'aide

Bonsoir!

Je ne parviens pas à poster mon chapitre 8.

Si l'un de vous peut me dire comment procéder pour créer un menu déroulant dans cette colonne, je le remercie infiniment...

Salutations!

Et une excellente année 2016!

:)

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